Les dérives de l’apprentissage
Mettre à jour le système d’exploitation
Julien et Pierre sont formateurs dans un CFA (centre de formation pour apprentis) de l’agglomération. Une petite structure « à taille humaine » qui permet de prendre le temps de faire un suivi individualisé des jeunes en formation. Et de se rendre compte de pratiques détestables de certains employeurs, profitant du statut très précaire de nombre d’apprentis également migrants, pour leur imposer des conditions de travail à la limite de l’esclavage.
Combien y a-t-il d’apprentis dans votre centre ?
Depuis quelques années, on accueille de plus en plus de jeunes : il y a six ans, on en avait 80, aujourd’hui 126, pour une quinzaine de formateurs. Ce qui change aussi, c’est qu’on a de plus en plus de migrants, mineurs non accompagnés, parmi ces jeunes. Aujourd’hui, c’est la moitié de nos apprentis qui sont dans cette situation précaire, sous la menace des décisions préfectorales quant au renouvellement de leur carte de séjour.
C’est pour ça qu’ils sont plus facilement malléables par les employeurs ?
Oui, c’est un facteur aggravant. Bien entendu, la plupart des employeurs sont corrects, mais il y en a une partie qui profite de cette situation de fragilité pour abuser et exploser le cadre du droit du travail. Les jeunes s’en rendent compte, nous en parlent souvent, mais ne veulent pas faire de vagues. Si un employeur abuse, on propose au jeune de le sortir de cette entreprise et d’en trouver une autre. Mais la plupart du temps, les jeunes refusent car s’ils rompent un contrat, ils auront beaucoup moins de chance de renouveler leur carte de séjour. En Isère, la préfecture est particulièrement dure avec ces mineurs isolés. S’ils n’ont pas de contrat, leur chance d’avoir un renouvellement de carte de séjour est quasi-nulle. Déjà, quand ils en ont un, c’est très compliqué, comme l’ont montré les cas de jeunes qui rentrent en apprentissage à 17 ans, ont un contrat pour deux ans, mais une fois à 18 ans, la préfecture ne leur renouvelle pas leur carte de séjour et ils doivent arrêter le contrat. Il y a eu un cas très médiatisé dans une boulangerie de Besançon, un autre dans une boulangerie à Fontaine, mais il y en a plein d’autres comme ça. Les critères de renouvellement des cartes sont de toute façon très opaques, alors dans le doute, les jeunes préfèrent subir un patron exploiteur.
Qui sont les employeurs qui abusent ?
Il ne s’agit pas de donner des noms, pour ne pas mettre en porte-à-faux les jeunes en question. Mais dans le domaine alimentaire, le profil des employeurs exploiteurs est très varié : on trouve autant une petite épicerie de quartier, des kebabs, une grande chaîne de restauration rapide, un « meilleur ouvrier de France » dans sa catégorie ou une chaîne de restaurants assez huppé.
Quelles sont les formes d’abus ?
Il y a déjà bien entendu les horaires, qui peuvent dépasser largement le cadre légal. Un de nos jeunes bosse dix heures par jour, même le week-end, des fois payé en heures sup’ mais à deux euros de l’heure. Par ailleurs, cet employeur lui loue un taudis à 450 euros par mois, donc le jeune est complètement dépendant de lui pour tout et ne peut pas s’extirper de son emprise. Il y a plusieurs situations de ce type où les employeurs font beaucoup penser à des Thénardiers [couple qui exploite Cosette dans le roman Les Misérables de Victor Hugo]. Il faut savoir que selon leur âge et leur niveau, les jeunes sont payés au lance-pierres. En première année, à 16 ans, ils ne touchent que 27 % du Smic. Donc s’ils n’ont pas d’autre ressource, c’est très compliqué de se loger. Des employeurs ne respectent pas non plus le cadre de la formation. Normalement les apprentis bossent trois semaines et ont une semaine de formation. Parfois ils les « gardent » pendant la semaine de formation, prétextant qu’ils ont oublié et qu’ils ne peuvent pas faire autrement. D’autres les font bosser le soir et le week-end, après leur 35 heures de cours. Comme partout ailleurs, la crise sanitaire a amplifié les pratiques limites. Des entreprises ont continué à faire bosser les jeunes en les déclarant au chômage partiel. Et puis aussi, il y a des cas de réflexions racistes, d’insultes permanentes, d’autoritarisme exacerbé.
Mais il n’y a pas de contrôle possible, l’inspection du travail ?
Depuis la réforme Pénicaud de 2018, l’inspection de l’apprentissage a été supprimée, ce qui symbolise le peu d’attention portée au respect du Code du travail par les patrons d’apprentis. Des inspecteurs du travail « classiques » peuvent toujours venir, mais c’est très rare qu’ils se déplacent. L’année dernière, on avait fait un signalement à l’inspection du travail pour un employeur, on a jamais eu de nouvelles.
Qu’a changé cette réforme Pénicaud ?
Jusqu’à cette loi, l’apprentissage était financé par les régions, par de l’argent public. Maintenant c’est le privé par le biais des OPCO (opérateurs des compétences), émanation des différentes branches professionnelles, qui sont financées par les entreprises elle-mêmes. L’État n’intervient plus, à part pour exonérer les contrats des apprentis des cotisations patronales et salariales. Il n’y a donc plus aucune régulation, ce qui correspond à l’idéologie très libérale du pouvoir. N’importe qui peut ouvrir n’importe quelle formation, avec toutes les limites que ça peut avoir. Des centres de formation sont apparus sans locaux, avec un minimum de coûts, et donc de moyens pour former les jeunes. Mais ils bossent beaucoup sur leur référencement numérique, et attirent des jeunes via les réseaux sociaux. Certains se vantent ensuite de bons résultats aux examens et d’une bonne insertion professionnelle, mais forcément ils ne prennent pas en formation les jeunes les plus défavorisés. C’est une forme de concurrence déloyale. En plus, nous on essaye de ne pas se limiter aux matières « obligatoires », on rajoute des modules artistiques, des ateliers sur la santé ou des sujets sociétaux.
Donc votre CFA est financé par les entreprises qui embauchent les apprentis ?
Oui, et c’est ça qui complique également les possibles ingérences sur le bien-être des apprentis dans leur entreprise. Il y a de grosses boîtes où on a plusieurs apprentis, jusqu’à une douzaine, donc si on décide d’arrêter de bosser avec eux l’année prochaine, ce sera autant de contrats d’apprentissages en moins et donc d’argent en moins pour notre CFA. Ces problèmes d’ordre financier étant bien entendu dérisoires par rapport aux potentielles souffrances des apprentis, ce qui implique aussi pour nous de parvenir à garder une certaine distance émotionnelle par rapport à ces situations terribles, ce qui n’est pas toujours facile. Malgré tout, s’il peut y avoir plein de dérives avec l’apprentissage, on continue quand même à penser que ça peut être très bien pour les jeunes si l’école et les employeurs font bien leur boulot.