« Malheureux de voir ces terres qui partent en béton »
C’est une des figures des producteurs du marché de l’Estacade, connue à la fois pour sa verve, ses légumes bon marché et l’interminable file d’attente de ses clients. Agriculteur sur les terres limoneuses de Noyarey, Daniel a vu l’agriculture monter dans le train du « progrès » et a décidé de rester à quai. À 73 ans, il cultive toujours – avec son « jeune » qui va prendre sa suite – ses légumes « à l’ancienne », sans plastique, sans trop de mécanique, et sans jour de vacances. Son témoignage est aussi un plaidoyer contre la bétonnisation de ces très fertiles terres de la plaine de l’Isère.
Je suis né dans la terre. Je travaille depuis 1950, le jour où je suis né. Ça fait quatre générations qu’on travaille du même endroit, dans notre plaine agricole de Noyarey.
Quand je suis né, on travaillait encore avec deux vaches et un joug, avec moi devant qui avance à reculons pour guider les vaches et mon père derrière. On n’était pas motorisés. La modernisation agricole a fait que les agriculteurs ont dû s’agrandir pour amortir les machines qu’ils achetaient. C’est le « progrès » qui a engendré en quelques décennies l’élimination de la majorité des fermes.
Quand j’ai eu vingt ans, en 1970, il y avait encore une centaine d’agriculteurs sur la commune de Noyarey et aujourd’hui, à force de machines toujours plus grosses, nous ne sommes plus que cinq agriculteurs en activité. Il y avait autour de 300 hectares de terres agricoles, il en reste autour de 200 à ce jour. Au fur et à mesure que les fermes cessaient leur activité, les terres agricoles se transformaient en terrains constructibles, qui valent plus cher.
Avec ma famille, vers 1968 on a enlevé les vignes, arrêté les bêtes et c’est là qu’on est venus aux légumes. Mais je suis resté à l’ancienne, j’ai pas fait le choix du « progrès ». On enlève les herbes à la main, on a un petit semoir qu’on pousse à la main pour semer nos graines. On n’a pas pris le principe de la salade motte où on met le plastique avec des trous et où les plants de salade poussent en trois semaines, parce que ça fait dépendre d’une maison qui fait les plants et qui nous les livre. Moi je mets encore la graine, et la salade que vous mangez met deux mois et demi à pousser. Alors que la salade qui est repiquée met trente jours et on peut lancer une autre production derrière. Avec le plastique, pendant que je fais pousser une salade, on peut en faire pousser trois.
J’aurai connu les deux générations. J’ai connu l’arrivée du tracteur, mais aussi le maréchal-ferrant qui ferrait les bœufs, les chevaux et tout, pour aller travailler les terres. J’ai pas gardé les bêtes pour le labour, j’ai des tracteurs. J’ai été obligé de me moderniser un minimum, mais je fais le plus possible avec de vieux principes. Je fais de la culture maraîchère de plein champ, je suis plutôt contre les serres, contre les plastiques, parce qu’il peut y avoir des grêles qui abîment, et puis parce que c’est encore des frais supplémentaires et dont la production est très polluante. Pourquoi faire du plastique alors qu’on peut attendre la saison ?
Moi je vis que du marché, je ne fais que de la vente au détail trois jours par semaine. Le marché a dû s’ouvrir à l’Estacade un an ou deux avant les Jeux olympiques de février 1968. Avant, nous les producteurs, on vendait sur le cours Jean Jaurès. Là où il y a le bâtiment des impôts vers le pont de Catane, les CRS et tout, j’ai connu tout en légumes. Il y avait plus de 150 hectares de légumes, il y avait des choux, des poireaux, plein de maraîchers qui cultivaient tout autour de Grenoble.
Vingt ans après, les producteurs ont disparu, Saint-Martin-d’Hères est devenu une ville, Eybens aussi. Bien souvent on les a expropriés, hein, on ne leur demandait pas leur avis, la ville s’agrandissait et il fallait bâtir, bâtir. J’ai connu Grenoble toute entourée de légumes de partout. Aujourd’hui, les légumes ont disparu, et maintenant on n’est plus que combien ? Veurey, bientôt, il n’y aura plus rien parce que la zone industrielle est en train de se finir.
Ce qui est malheureux, c’est que la ville s’agrandit pas au bon endroit, à mon idée, moi qui aime bien mon boulot, qui aime bien cultiver. On a une terre d’alluvions, qui n’a pas un caillou, rien du tout. Même en cas de sécheresse, on a quand même un peu de fond. C’est une terre limoneuse, parce que l’Isère avait débordé en 1928 et en 1948. En 28, les digues ont pété à l’endroit où il y a le pont entre Noyarey et Saint-Égrève. Il restait une trentaine d’hectares où les cailloux ont roulé, qui était plus bonne… Mais comme il y avait beaucoup de vignes à l’époque, ils avaient dit on a tous un petit morceau là-bas dans les trente hectares, on va y laisser, ça poussera des bois d’acacia et ça fera nos piquets de vigne. Le reste c’est une bonne terre d’alluvions.
Alors je suis malheureux de voir ces terres qui partent en constructions. Parce que c’est une terre où il vient de tout, du houblon, des betteraves à sucre, des légumes, des céréales, du colza… Il vient de tout. Si ça part en béton, ça me fait un peu mal au cœur.
Une fois que ça a été bétonné ou que c’est devenue une zone industrielle, ça redeviendra jamais une terre agricole. C’est pour ça qu’il faut freiner au départ et prendre conscience que dans la plaine on a une terre fertile et qu’il faut bien la garder le plus longtemps possible. Pour qu’on puisse un peu développer des mondes agricoles et dire à des jeunes de venir cultiver.
Il arriverait une grande catastrophe des communications, des transports et tout, eh ben on pourrait encore nourrir les villes de Voiron, Grenoble, etc. par les terres qui restent où il vient de tout.
Moi je suis en culture raisonnée, je mets un petit coup de bouillie bordelaise, de la chaux et du cuivre, sur mes pommes de terre. Je ne suis pas un fada du traitement. Je mets un peu de purin d’ortie contre les pucerons et certaines maladies. On est obligé de traiter un petit peu contre les nouvelles maladies qui arrivent.
Maintenant il y a le loisir, il y a le portable et tout, on dépense l’argent ailleurs. C’est jamais trop cher ailleurs, mais pour ce qu’on mange, on voudrait pas y payer. On ne se rend pas compte de tout le travail qu’il y a derrière.
J’essaie de me mettre à la portée du client. J’évite tous les frais superflus amenés par le « progrès ». J’ai pas de chambre froide pour garder mes légumes. J’ai pas installé de ventilateur pour conserver mes pommes de terre, je fais circuler l’air avec des palettes. Je ramasse la veille pour vendre le lendemain plutôt que d’avoir des dispositifs de conservation électriques.
On peut pas tout faire. L’été je fais beaucoup de haricots, de courgettes, mais je fais pas de tomates. Je calibre pas, mes patates sont un peu biscornues, elles ont poussé entre des cailloux. C’est tout des articles qu’il faudrait jeter si j’allais à un revendeur. Il y a des fois un peu de déchet, les carottes peuvent avoir des rainures véreuses, je compense un peu ces légumes abîmés par le prix. Ça fait que je peux tenir des prix accessibles pour le client, pour les personnes âgées qui ont peu de revenus. Et puis au niveau rémunération, je ne suis pas exigeant, je me contente de peu, je vis chichement, tranquille.
Beaucoup de jeunes ont envie de revenir à la terre, mais ils sont peu nombreux à rester quand ils se rendent compte du boulot qu’il y a… C’est très très prenant, on ne compte pas nos heures, on se tire un Smic tous les deux. Mais je ne me plains pas, j’ai été content de travailler. J’aime faire 17 heures de travail par jour, je regarde pas si c’est un samedi, un dimanche. J’arrive à 73 ans, j’ai toujours pas pris ma retraite, j’ai jamais pris un jour de vacances et je suis très heureux comme ça. C’est très beau, on est dans nos champs, on est tranquille avec les oiseaux, la nature. Je souhaite que ça dure, mourir dans mon champ, tranquille… comme je suis né !