« Depuis tout petit, je voulais découvrir la France, ses beautés et son histoire millénaire. Je suis parti de Rome à pied, suis passé par Bologne, Briançon et ai visité Lyon. Ce mois de novembre 1603, je me suis retrouvé devant les murailles de Grenoble. Je suis un peu impressionné par cette cuvette grenobloise, petite masse noire aux cheminées fumantes écrasée par ce paysage de falaises et de montagnes. Au pied des vieilles murailles romaines décaties, les douves sont remplies de pourriture, de peaux de bêtes ou d’autres choses indiscernables. Heureusement, le gel fige cette eau croupie dans la glace. Une fois les portes franchies, je suis étonné, comme nombre de voyageurs, par la saleté et la crasse que contient la cité.
Quand j’arrive, je vais de suite à la rencontre de Gabriel Castagne, le gardien du couvent franciscain. Je pensais qu’on me logerait à l’hospice médiéval dans le centre-ville, rue de la Madeleine, mais « j’allai coucher où c’est que le père Gabriel Castagne m’envoya et m’adressa », c’est-à-dire chez un serrurier de la rue du Boeuf [actuelle rue Abel Servien].
Non loin de là, sur la place aux Herbes, les pavés sont recouverts par les restes du marché, de déchets de viande que les chiens errants se disputent. C’est un cortège de charcutiers (qui grillent saucisses, lard, jambons et côtelettes), d’écorcheurs (qui vendent des abats), et de tripiers (qui cuisent les viscères). Ragoûtant, mais niveau odeur, on monte d’un cran.
Qu’importe, je peux enfin me reposer un peu et quand je me promène dans le quartier, en dehors du marché, je vois encore des bouchers en pleine rue, coupant à grands coups de hachoir les bêtes sur de grands étals. Plus loin, dans la rue Chenoise, les artisans travaillent les peaux, qui puent atrocement et sont ensuite lavées à grandes eaux dans le Verderet, le gros ruisseau qui traverse les rues [il est maintenant enterré]. Un peu plus loin, d’autres artisans filent le chanvre (qu’ils font macérer des semaines avant de le travailler), et cela empeste au plus haut point. Je reprends les mots d’un voyageur, Elie Brackenhoffer, venu après moi : « Les rues de Grenoble sont très laides et très malpropres. » Mais ça ne gêne pas les habitants apparemment.
Et puis, tout n’est pas si sombre ! C’est une ville de taille modeste, 10 000 peut-être 13 000 habitants, mais elle profite de la bonne réputation de son nouveau seigneur : François de Bonne, premier duc de Lesdiguières. Ce dernier m’intrigue puisqu’il paraît être un double local de ce bon roi Henri IV.
Ils sont protestants, et tous deux grands guerriers et bâtisseurs. Henri IV a visité les chantiers d’endiguement du Drac il y a quelques années, visant à mater ce monstre aqueux qui recouvre sans arrêt – en les nourrissant de son limon – les champs à l’ouest de la ville. De ce que j’ai vu durant mes premières semaines à Grenoble, le duc de Lesdiguières paraît beaucoup plus apprécié de son peuple qu’Henri IV. Le roi est même détesté par presque tout le monde parce qu’il est horrible avec ses sujets. Il perd des fortunes aux jeux d’argent, il a beaucoup de maîtresses qui lui coûtent cher, et il étrangle son peuple avec des impôts délirants pour financer ce train de vie. Surnommé « vert galant », parce qu’il veut coucher avec toutes les femmes qu’il approche, il inspira ce commentaire à Gédéon Tallemant des Réaux, chroniqueur de cette époque : « Il ne laissait pas, pour suivre ses plaisirs, d’abandonner ses plus importantes affaires. » En plus, il paraît qu’Henri IV pue presque autant que Grenoble.
Quant à Lesdiguières, il est connu pour avoir « modernisé » la ville, réalisé de grandes murailles, des égoûts, etc. Mais en 1603, peu de choses ont été réalisées. À peine une fontaine a-t-elle été dressée. Construire des murailles coûte une fortune et à cette date, Lesdiguières a simplement commencé les plans.
Certes, le duc a fait blanchir à la chaux quelques façades, ce qui permet de rendre un peu moins étouffant ce centre-ville sombre. Mais surtout, il a reconstruit la tour de l’horloge, sis sur le pont Saint-Laurent. Lui et son armée l’avaient endommagée à coup de canon pendant le siège de 1590. Tout juste achevée, la tour brille de mille couleurs au-dessus de l’Isère. Une des faces représente une allégorie de la Justice, et surtout, sous une coupole, apparaît le joyau de l’horloge : les cloches et les deux jacquemarts, des automates à figure humaine qui frappent les cloches de leur marteau. Et ce cadran de deux mètres de diamètre… Quelle merveille !
Les horloges, j’aime beaucoup. Je suis un esthète, et l’an dernier, je suis allé voir l’horloge astronomique de Lyon, dans la cathédrale Saint-Jean. Elle date d’il y a quelques siècles, mais elle est intacte et magnifique. Il y a un astrolabe qui donne la position des étoiles, des planètes, la date des éclipses. C’est fou.
À Grenoble, je fais de mon mieux pour m’intégrer. Je remplis mon office de prêtre entre Grenoble et la Côte-Saint-André et je rencontre de pauvres hères que j’essaie d’aider au mieux. J’ai eu la chance d’avoir une bonne éducation de mes parents, des bourgeois romains : j’ai des notions de mathématiques, de médecine, de chimie et de minéraux.
Du coup, lorsqu’une personne a besoin, je l’aide, et je dois bien admettre que j’ai « baillé quelques recettes ou onguents pour faire mourir les poux », ce qui me sera reproché par les autorités, je vais y revenir. La recette est simple : il faut utiliser de l’argent vif (du mercure) et des pommes cuites, et il faut frotter ce mélange autour du col ou en en faisant une ceinture.
Je connais aussi une huile qui préserve les plaies de la putréfaction. Il paraît que je l’aurais confié à un homme blessé à la jambe. Il faut une livre d’huile d’olive, de la tourmentine (une plante magique), de l’huile de roux d’oeuf (lequel se fait avec de la paille au feu), une once ou deux d’encens, une poignée de graines de froment, un cordon béni. On met tout ça dans un pot en terre, avec trois livres du meilleur vin blanc. Il faut bien faire bouillir pour le faire réduire. Il suffit alors de mettre la potion dans une fiole en verre. La recette est étonnante, mais c’est la médecine de notre époque.
Si je me permets de parler de mes recettes, c’est que je sens la ville « réceptive » à tout cela. Mes connaissances en métallurgie peuvent parfois s’apparenter à de l’alchimie, alors qu’il n’en est rien ! Nous partageons cette passion avec Gabriel Castagne, le gardien du couvent, et nous devenons proches. Il a beaucoup de matériel, des creusets et des fourneaux pour s’amuser, c’est génial. Lui pense que l’or peut se boire, et qu’il permet de soigner de nombreuses maladies. Et puis, il connaît Lesdiguières, le duc l’aurait invité dans son hôtel pour participer à une joute entre orateurs protestants et catholiques.
Moi aussi j’ai croisé des hommes puissants comme le baron de Marcieu, un ami de Lesdiguières, et un conseiller au parlement, un certain Baro. On commence à me connaître, et peut-être que cela crée des envieux. Je passe néanmoins un bel hiver dans la cuvette, et au début de l’année 1604, je me sens bien dans cette ville.
Mais presque au même moment, un vent mauvais se lève, non pas ce vent qui fait remonter les odeurs atroces d’animaux morts, mais plutôt celui de la rumeur : je serais astrologue et je baignerais dans « l’occultisme ».
Le mot honni apparaît dans la bouche des Grenoblois : « sorcier ». Les magistrats de la ville sont à l’écoute de ce bruit de fond et ils engagent la procédure. Me voilà désigné officiellement comme sorcier. Un beau matin de mars 1604, les huissiers viennent me trouver. En seulement cinq mois de présence dans cette ville, on m’accuse officiellement d’avoir « vendu des esprits ». Pourtant, le dossier est vide, les juges n’ont réussi à obtenir que des « adminicules », de petites preuves de rien du tout. En fouillant ma chambre, ils découvrent des aiguilles et des « tables couvertes de signes bizarres, des livres de magie blanche et de magie noire ».
Qu’importe, la machine est lancée, et je suis enfermé dans les geôles du Parlement. Pendant un mois, je vais subir d’interminables et absurdes interrogatoires. Je dois prêter « serment entre leurs mains, la main levée portée sur la poitrine ».
Lors de ces entretiens, mes interrogateurs assurent qu’un prêtre m’a vu « graver lesdits chiffres et caractères ». Ils m’auraient « demandé à quoi cela servoit et pourquoi c’était ». J’aurais répondu « Per une bonna cosa ». Ils me demandent aussi : « Est-ce que vous avez essayé la nécromancie [divination par l’évocation des morts] ? » Ou encore, « si j’avais rencontré en Italie, un homme en possession d’un mors de cheval qui, si vous le frappez sur une muraille, en fait sortir un cheval ».
Et cela continue, et ils notent tout dans leur carnet : ils me posent plein de questions bizarres « s’il se fait pour faire entrer un esprit dans un cristal, duquel on puisse apprendre tout, voire même une science en peu de jours ? »
Cela dure encore toute l’année 1604 et je comprends que je suis coincé. L’opinion publique est contre moi et l’été est étouffant dans la geôle, j’entends depuis le soupirail quelques voix. Voilà ce que disent les nobles de Grenoble sur moi : que « des étrangers profitant de notre bon accueil se glissent parmi nous, avec des habits de religieux, voire même acceptant de servir des cures pour y exercer leur magie. » À l’époque, le racisme se cachait derrière des accusations de sorcellerie. Il y a quelques décennies, un autre « magicien », Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim (dit « Agrippa »), avait beaucoup fait parler de lui dans la région. Mes juges m’accusent d’avoir fait circuler son livre de 1531 De occulta philosophia.
Moi je connais mes droits, et je sais comment je devrais être traité. Quand on accuse un sorcier, il faut « rechercher la marque du diable » sur le corps du suspect, c’est nécessaire pour valider l’accusation de sorcellerie. Ils ne m’ont jamais fait cela. Je n’ai même pas été torturé, ce qui est très courant. J’aurais préféré cela, parce que dans les geôles, seul, je deviens fou. Je ne vois pas le soleil et Dieu est d’un piètre soutien. On est en septembre 1604, et je m’apprête à patienter encore longtemps.
Parce qu’il ne se passe rien. L’hiver 1605-1606 défile, et depuis ma geôle, je ne vois que la neige s’accumuler, et rien d’autre. J’attends... jusqu’en septembre 1605 où je peux enfin présenter ma défense. Je l’assure seul sans avocat.
On m’accuse maintenant de crime de lèse-majesté, pour avoir soi-disant tenté d’assassiner Henri IV. Les tentatives ont certes été nombreuses, mais moi je n’ai jamais rien fait. J’ai simplement voulu acheter un portrait du roi. Cela a suffi à convaincre mes juges que je voulais l’ensorceler. Ils ont cru la même chose lorsque j’ai voulu faire un cadeau au duc de Lesdiguières. Ce cadeau aurait été un piège.
Fait aggravant : l’an dernier ils ont arrêté Castagne et sont tombés sur tout son matériel de travail du métal – en plus de s’apercevoir qu’il y avait une femme dans son lit, ce n’est pas très séant pour un religieux. Castagne et trois autres personnes sont considérés comme mes complices, ce qui aggrave mon cas.
C’est finalement en 1606 que je suis définitivement jugé, durant l’été. Je sais que c’est une erreur judiciaire, je ne cesse de le répéter, mais ils ne m’écoutent pas. Finalement, je ne suis même pas accusé de sorcellerie, mais simplement de « crime et excès de magie et sortilèges ».
La condamnation tombe, je dois « faire amende honorable », ce qui signifie que je dois faire le tour du centre-ville en chemise, pieds nus, la hart au cou [c’est la corde de pendaison]. Je marche dans les rues avec une torche ardente en main du poids de quatre livres. Et devant le parvis de l’Église Notre-Dame de Grenoble, je dois crier « merci à Dieu, au Roi, et à la Justice », à genoux.
C’est « en la place du Breuil, lieu accoutumé à faire semblable exécution » que je me rends pour « y être pendu et étranglé jusqu’à ce que mort naturelle s’ensuive à une potence ». Et puis mon corps sera « jeté dans le feu pour être réduit et consommé en cendres dans lequel seront pareillement jetés tous les livres, couteaux, caractères, billets, platines gravées, images et statues, parchemins. » Et en plus je dois payer 50 livres pour les frais de justice...
Juste avant tout cela, je leur dis à tous qu’ils se trompent. Ce 14 août, j’en appelle au roi, je veux lui parler. Mais connaissant ce bon vieux Henri, il ne lèvera pas le petit doigt. Juste avant mon exécution, j’assure qu’un de mes « complices » est innocent, ce qui ne changera rien. Ils sont condamnés à la galère à vie, le dernier qui a fui Grenoble est « pendu en effigie » [son mannequin est pendu à sa place].
Moi, je suis pendu tout court. Je vous passe les détails, le bourreau avec son masque noir, le poids de mon corps qui m’emporte et ma colonne vertébrale qui rompt. Après je regarde mon corps et mes affaires brûler de là-haut, plus tranquillement. Les gravures obscènes (en fait des dessins un peu érotiques que je faisais) sont aussi brûlées. Normalement, ils auraient dû brûler aussi mon jugement, mais là ce n’est pas le cas [1].
Cela ne me fera pas revenir à la vie, mais quelques années après ma catastrophe personnelle, Louis XIII (successeur d’Henri IV) a « désapprouvé la conduite du Parlement de Grenoble », et il a gracié Gabriel Castagne, devenu durant une courte période proche de la reine. Ils m’ont rendu mon honneur, au moins. Et le fait que mon histoire soit parvenue jusqu’à vous est déjà une petite victoire. Me voilà encore un peu vivant dans les esprits. »
• Jugement de Francesco de Nobilibus de 1776, disponible à la bibliothèque d’étude et de patrimoine de Grenoble
• Collectif (sous la direction d’Olivier Cogne), Rendre la justice en Dauphiné de 1453 à 2003, PUG, 2013.
• Florian Métral, « Le procès des ornements. À propos du décor de l’horloge du pont de Grenoble (1603) », thèse, 2024.
• Nathalie Poiret, « Odeurs impures, Du corps humain à la cité (Grenoble, XVIIIe-XIXe siècle) », dans la revue Terrain, 1998.
• Gédéon Tallemant des Réaux, Les Historiettes, 1850.
• « Le Haut Dauphiné à la fin du XVIe siècle, d’après les procès-verbaux de la Révision des Feux de 1700 » par Raoul Blanchard, dans la Revue de Géographie Alpine, 1915.
• « Le R. P. Gabriel de Castaigne et l’ “or potable” » par Jean Savare dans la Revue d’Histoire de la Pharmacie, 1975.
• « Guerre et prospérité en France dans la seconde moitié du XVIe siècle : un marchand drapier de Grenoble » par Stéphane Gal dans Histoire, économie & société, 1998.
Une vifoise « pactise avec le diable » en 1438
Selon le recensement de l’historienne Pierrette Paravy, il y a eu, entre 1300 et 1500 (donc avant Nobilibus), 363 accusations de sorcellerie en Dauphiné. Parmi celles-ci, une certaine Antoinette Chaboud, de Vif, qui a pratiqué la magie noire depuis 1418, et a tué à tour de bras. C’est en tout cas ce que raconte le jugement qui la condamne à mort en 1438. Elle y est accusée d’avoir pactisé avec le diable en baisant sa main afin d’être initiée à la magie. Elle aurait appris à faire des poisons, puis a fait des sacrifices au diable (dont son propre fils de quatre ans). Elle est aussi soupçonnée du meurtre du fils du seigneur de Varces et d’un homme contre qui elle avait des griefs. Dans ce dernier cas, elle aurait versé une poudre dans la fontaine dans laquelle il avait ses habitudes et l’homme serait décédé peu après. Elle finit par avouer tous ses crimes, la torture ayant sans doute aidé à arracher ces dires. En 1438, Antoinette Chaboud est pendue (l’argent pour payer la construction de l’échafaud et le salaire du bourreau est prélevé sur ses biens) et « son corps est exposé plusieurs jours pour servir d’exemple ».
Selon le recensement de l’historienne Pierrette Paravy, il y a eu, entre 1300 et 1500 (donc avant Nobilibus), 363 accusations de sorcellerie en Dauphiné. Parmi celles-ci, une certaine Antoinette Chaboud, de Vif, qui a pratiqué la magie noire depuis 1418, et a tué à tour de bras. C’est en tout cas ce que raconte le jugement qui la condamne à mort en 1438. Elle y est accusée d’avoir pactisé avec le diable en baisant sa main afin d’être initiée à la magie. Elle aurait appris à faire des poisons, puis a fait des sacrifices au diable (dont son propre fils de quatre ans). Elle est aussi soupçonnée du meurtre du fils du seigneur de Varces et d’un homme contre qui elle avait des griefs. Dans ce dernier cas, elle aurait versé une poudre dans la fontaine dans laquelle il avait ses habitudes et l’homme serait décédé peu après. Elle finit par avouer tous ses crimes, la torture ayant sans doute aidé à arracher ces dires. En 1438, Antoinette Chaboud est pendue (l’argent pour payer la construction de l’échafaud et le salaire du bourreau est prélevé sur ses biens) et « son corps est exposé plusieurs jours pour servir d’exemple ».