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Le koweït de l’isère

« C’était très calme. J’en suis même venue à regretter le fracas des chaussures de ski sur les caillebotis en métal  », raconte la dame qui s’occupe de l’entretien des lieux de passage vers les remontées mécaniques de Vaujany.
S’il y a bien une station qui n’aura aucun mal à se remettre de la crise sanitaire, c’est elle. À Vaujany, les millions pleuvent même avec les remontées mécaniques fermées. Cet ancien petit village de paysans profite depuis quarante ans de l’énorme manne financière apportée par la présence de deux grands barrages sur son territoire. Petite visite d’une commune où l’argent facile n’a pas créé d’autres imaginaires que celui de la fuite en avant dans le tourisme de masse.

Vous connaissez Vaujany ? Non ? Regardez bien autour de vous. Ce village d’un peu plus de 300 habitants, devenu il y a trente ans petite station de l’Oisans ne ménage pas ses efforts de communication. Panneaux 4x3, affiches sur les cars qui récupèrent les skieurs à la gare de Grenoble… Vaujany entend bien montrer qu’elle a tout d’une grande. Et faire oublier qu’à sa création ses voisins goguenards l’appelaient le «  Koweït de l’Isère  ».

Vaujany est en effet la commune sur laquelle est implantée la majeure partie des barrages de Grand’Maison et du Verney, que l’on trouve au fond de la vallée de l’Eau d’Olle, quand on monte en direction des cols du Glandon et de la Croix de Fer. Les quatre communes sur lesquelles sont implantées les installations d’EDF perçoivent des taxes, notamment foncières, et c’est Vaujany qui se taille la part du lion : près de trois millions d’euros par an. Dans les années 80, alors que le barrage commence à rapporter et malgré une vague tentative de l’État d’encourager un développement autre que le tout-tourisme-de-ski, Raymond Basset le maire de Vaujany parvient, à la faveur d’un opportun changement de réglementation, à faire accepter son projet d’unité touristique nouvelle (1). À l’époque, Basset est solidement épaulé par le maire d’Huez-en-Oisans Jean-Guy Cupillard (2), également conseiller général, et par un certain Alain Carignon, ministre de l’Environnement (3). Alors c’est l’effervescence : une station de ski sort de terre et en 1989 voilà qu’on inaugure ce qui était le plus gros téléphérique du monde, qui permettra de rejoindre le domaine skiable de l’Alpe d’Huez. Vaujany en a bien besoin pour faire valoir ses atouts : la commune ne dispose en effet que de peu de pistes sans sa grande voisine. Ce pactole et les dépenses extravagantes qu’il permet lui vaudront le surnom de Koweït de l’Isère.

Qu’en est-il aujourd’hui ? La communication de la mairie vante un village préservé (« Grandir sans se dénaturer  », c’est sa devise) et il faut reconnaître qu’après l’étroit passage de Livet-et-Gavet dans l’industrielle vallée de la Romanche, l’élargissement ensoleillé de la vallée de l’Eau d’Olle et l’ascension vers Vaujany, ponctuée de chalets anciens et de cerisiers en fleur en ce début de printemps apportent un émerveillement bienvenu. Mais qu’est-ce qu’on croise comme camions, quand même ! Arrivé à Vaujany, on comprend que la fièvre bâtisseuse n’a pas faibli chez les élus : on ne compte pas moins de quatre chantiers de construction (de gros chalets pour héberger les touristes) au cœur du village. Tant et si bien d’ailleurs, qu’Aimé, le propriétaire de la vieille ferme qui reste au centre du bourg, face à l’immeuble Saphir tout juste mis en service, raconte : « Des fois, je me perdrais presque… Quand un touriste m’a demandé un jour la direction des “Balcons de Vaujany”, je lui ai dit que j’étais pas d’ici !  ».
Outre les chalets et résidences de tourisme, Vaujany compte déjà une piscine couverte avec sauna et hammam, une patinoire, une salle de fitness, un bowling, un mur d’escalade, un musée… Pas mal pour un aussi petit village ! Le développement au service de la population locale est l’argument ressassé par le maire Yves Genevois à la presse : « Quand la richesse nous est tombée dessus, la commune a décidé d’être son propre promoteur. Sur les 4 000 lits chauds que compte Vaujany, 80 % appartiennent à la commune (4). » Plus précisément, la mairie possède 80 % du foncier et exploite directement une centaine de lits. Les bâtiments municipaux sont confiés à des exploitants. L’actuel gérant du Stou, le restaurant construit juste au-dessus de la patinoire, abonde : « La municipalité a fait le choix d’un tourisme… pas de luxe, mais bon… de cibler une clientèle plutôt aisée et familiale. Il n’y a pas d’immeuble à Vaujany, plutôt des chalets en béton recouverts de bois. De gros chalets, mais tout de même. Il y a beaucoup d’habitués. Un développement intelligent, je pense.  » Il est vrai qu’en arpentant les rues, on ne voit que des résidences ou des hôtels trois ou quatre étoiles, les habitants comme le touristes se réjouissant d’«  un village bien fréquenté  ». Aimé ajoute : « De toute façon, s’il n’y avait pas eu ça, le village serait sans doute mort.  » Aimé a travaillé toute sa vie dans le bâtiment et aidait son père paysan le reste du temps : « À son époque, tout le monde était paysan dans le village. Il y avait tout de même deux épiceries et quatre bistrots. Mais l’agriculture ne nourrissait plus ses hommes et beaucoup d’entre nous, les fils, travaillaient à Merlin Gerin ou à Neyrpic et ne rentraient à Vaujany que le weekend.  » C’est l’autre argument massue en faveur du développement de la station : il est vrai qu’à l’arrivée d’EDF pour son barrage de Grand’Maison au milieu des années 1970, plus personne ne misait sur une agriculture de montagne, larguée dans la compétition mondiale et le nouvel objectif national imbécile de faire une agriculture d’exportation. La plupart des élus étaient bien contents qu’EDF, déjà employeur dans la vallée de la Romanche, vienne créer des emplois dans la vallée de l’Eau d’Olle. Beaucoup d’habitants étaient contents aussi, mais on comptait un certain nombre de résignés et de réfractaires : les trois personnes âgées expropriées pour créer le lac du Verney à Allemond, qui fait partie des installations de Grand’Maison, sont toutes décédées peu après, de cancer ou de chagrin selon leurs voisins, et une pétition a récolté près de 300 signatures contre le projet de barrage pendant l’été 1976 (1). Mais EDF avait déjà bien préparé le terrain : ses agents, omniprésents, ont largement conseillé les élus et se sont attachés à vaincre les réticences des habitants en leur rendant visite un par un pour acheter leurs terres, parfois très cher. Christine Hacques cite dans son ouvrage un habitant : «  Alors ils allaient chez le grand-père, ils buvaient le génépi, ils discutaient, du genre “alors ça se passe bien cette retraite ?” et à la fin ils repartaient avec la promesse de vente signée et le grand-père ne savait même pas quelle parcelle il avait vendue ! (1) » Et puis bien sûr, ça allait «  créer de l’emploi  ».

Les retombées sonnantes et trébuchantes et les promesses d’emplois viennent toujours au secours de villages en désuétude en échange de gros projets industriels qui salopent et bouleversent les paysages au nom de l’intérêt général. Les voisins du chantier nucléaire de Bure font le même constat. Pour les habitants de ces villages isolés, soucieux de pouvoir vivre et travailler au pays, il est compliqué de refuser la manne financière d’une grosse entreprise nationale. Et quand elle vient déverser ses millions, comment utiliser judicieusement ce pactole ? Vaujany compte une garderie, un accueil périscolaire, une médiathèque, un musée, un cinéma et plusieurs clubs sportifs et associations culturelles. La mairie emploie à l’année 57 personnes (soit près d’un actif sur cinq si l’on admet qu’une bonne partie des employés habitent la commune) et les équipements sportifs sont ouverts toute l’année pour que la population du village en profite autant que les touristes. Le modèle de développement de la station ne serait-y pas un peu communiste sur les bords ? «  Oui, enfin, la volonté de faire du tourisme au bénéfice des habitants, je veux bien, mais ça justifie quand même pas la folie des grandeurs, surtout dans une commune qui, grâce à EDF, roule sur l’or, ironise Brigitte, une ancienne habitante. Quand j’étais gérante du Stou, il y a quelques années, le maire rêvait tout haut d’une liaison par câble entre Vaujany et la Maurienne !  » En effet, on ne peut qu’être frappé par la démesure des investissements : ce n’est pas seulement le centre sportif au bas du village, avec sa patinoire aux dimensions olympiques, sa piscine-sauna-hammam, son restaurant et sa salle polyvalente, c’est aussi l’escalator couvert et le funiculaire électrique (excusez du peu) qui permettent d’y accéder depuis le haut du village. Eh oui, c’est ça l’espèce d’énorme tuyau en plexiglas qui défigure barre le village de haut en bas. Avouez que quand on a déjà skié sous la neige toute la journée, c’est bien agréable d’être à l’abri pour rentrer à sa résidence, surtout que le village est très pentu, on va quand même pas rentrer à pied ! Ce n’est pas non plus seulement le télésiège de l’Enversin d’Oz, celui de Montfrais (« Piétons, la mairie vous offre le trajet  ») et le téléphérique géant, ce sont aussi, à venir très bientôt, le télésiège débrayable mixte (sièges et cabines) et le tapis roulant couvert entre deux remontées mécaniques du domaine skiable de Montfrais, pour éviter aux skieurs de se fatiguer à monter les cent trente mètres de pente en canard ou en escalier (5). La mairie et ses bétonneurs n’ont pas chômé pendant ces confinements ! Quant à la liaison Vaujany-Maurienne par câble, on ne sait pas si elle se fera un jour, mais il est vrai que le maire vante la généralisation de ce moyen de transport «  écologique  » dans la vallée.

Parce que dans ce système économique, il faut de la croissance pour ne pas dépérir : le suffisant n’est jamais assez, il faut « se développer  », croître et grossir encore. La communication municipale le martèle dès qu’elle en a l’occasion : « Vaujany a eu la chance d’être choisie par EDF pour implanter la centrale hydroélectrique de Grand’ Maison à la fin des années 80. L’occasion pour des élus visionnaires de capitaliser cette ressource financière inespérée et de concevoir un nouveau développement qui, via le tourisme, permettrait de redonner vie à leur commune (6). » Visionnaires, ça reste à prouver : ces élus n’ont jamais fait qu’imiter leurs riches voisins.
Comme eux, ils ont vu et voient encore le salut du village dans le tourisme, puisque c’est ce qui a fait décoller les villages alentour. Au maire Basset et au conseiller général Cupillard des années 1980 ont succédé des élus coulés dans le même moule : Yves Genevois est élu depuis 1983, maire depuis 2008 et il est le président d’Oisans Tourisme, l’établissement public et commercial de la communauté de communes, qui assure la promotion du tourisme en Oisans. Il est également président du conseil d’administration de la société SPL Oz-Vaujany, entreprise de transport par câble. Deux des trois adjoints au maire de Vaujany sont respectivement directeur d’agence de travaux publics et directeur d’établissement financier. Quand on n’a qu’un marteau, tous les problèmes sont des clous, paraît-il.

Les habitants ou ex-habitants que nous avons rencontrés aujourd’hui se félicitent presque tous de bénéficier du « ruissellement  » du magot d’EDF : outre que la commune emploie du monde («  Ils risquent pas de se plaindre, soit ils y travaillent, soit la commune embauche leurs gosses l’été  », persifle Brigitte, décidément rabat-joie), ils profitent des équipements et de la vie associative dynamique. Vaujany prouve que ce n’est pas le manque de moyens financiers qui pousse les communes vers le tourisme du ski, c’est l’habitude, le conformisme, le manque d’imagination et l’appât du gain. Avec 3 millions d’euros par an pour 350 habitants (Vaujany a déserté le collectif des communes de la vallée de l’Eau d’Olle pour ne pas avoir à partager (1), il était sans doute tout à fait possible de développer des équipements communs et une vie locale riche sans tourisme.

Au début des années 1980, lorsque le projet était bien ficelé, l’État s’est douté qu’avec tout cet argent, développer le tout-tourisme-de-ski serait la première idée des élus locaux. Il a alors décidé de faire de la vallée de l’Eau d’Olle une vallée pilote pour une politique de développement plus respectueuse de la montagne. Le fonctionnaire dépêché sur place pour lancer le projet s’est retrouvé un peu seul face aux élus, aux autres fonctionnaires des services locaux de l’équipement et aux notables qui avaient déjà l’eau à la bouche, pour ainsi dire. Il ne suffit pas de dire aux gens du coin qu’il serait bon d’adopter désormais un autre modèle de développement : si rien d’autre ne change autour, si l’État promeut toujours le bizness à tout crin, si on n’a le choix qu’entre faire de l’argent ou mourir, si ce qui fait rêver les touristes, c’est de dîner dans une des télécabines dont la silhouette a été dessinée par Porsche (7), personne ne voudra être celui qui risque sa mise dans un modèle différent de d’habitude.

Laissons le mot de la fin à Roger Canac, qui raconte dans Paysan sans terre, sa « profonde tristesse  » devant le « désastre  » de Vaujany, alors qu’ilavait voté un « avis favorable  » à la création de la station dans « l’instance décentralisée du massif  » :
« C’était un village de paysans fiers et vaillants, accrochés à leur terre, plein d’idées, plein d’énergie.  » Maintenant ce ne serait « plus un village, mais une station sur le chemin d’enfer, une verrue. (...) Un cancer au sein de la montagne. (…) Il a perdu son âme ayant gagné son gros lot au loto, il a perdu son identité sombrant dans la démence... Le village malade du barrage hydroélectrique (...) Royaume de l’arrogance, de l’incohérence, de la démesure. »