« La sécurité sociale est un western. »
La Sécu, les vautours et moi – les enjeux de la protection sociale : tel est le titre du dernier opus commis par deux enseignants-chercheurs de la cuvette, Nicolas Pinsault et Richard Monvoisin, aux éditions du Détour. Entre livre d’histoire, manuel pratique, essai politique, c’est avant tout un ouvrage jouissif qui dit l’urgence de se réapproprier une conquête sociale majeure avant qu’elle ne succombe, dépecée par les becs avides des charognards libéraux. Discussion avec Richard Monvoisin.
Pourquoi ce livre ?
C’est le livre que j’aurais aimé avoir en main il y a 20 ans. Quand on a commencé à discuter de ça je me suis rendu compte que la formation de professionnel de santé de Nicolas lui permettait de louvoyer dans les corridors de la santé et de la protection sociale, alors que moi, même engagé politiquement depuis 25 ans je n’étais pas à même de sortir du dédale.
Alors on s’est dit : on devrait faire des petites fiches pour nos étudiants. On sait qu’ils ne connaissent pas leurs droits, qu’ils hésitent à se soigner, ne savent pas qu’il y a des mutuelles de droite et de gauche, etc. Nous pensions que nous qui savions faire des bouquins techniques sur les sciences et les pseudo-sciences, c’était un bon service à rendre que de s’atteler naïvement à ce sujet sur lequel tout le monde fait semblant de croire qu’il sait et qu’il comprend alors que personne ne sait rien.
C’est pour ça, j’imagine, que vous avez écrit ce livre sous la forme d’un dialogue, assez dynamique, entre deux personnes. L’une pose des questions, parfois naïves, et l’autre apporte les réponses. Doit-on comprendre que c’est toi le naïf questionnant et ton comparse, professionnel de santé, l’érudit répondant ?
Au début oui, nous sommes partis de l’idée que j’allais poser toutes ces questions et lui, me répondre. Et puis parfois on tombait sur un os, et on s’est mis à chercher ensemble les réponses. Les rôles se sont mélangés au fur et à mesure de l’écriture du livre, qui nous a pris à peu près une année. Il a fallu que nos éditeurs nous arrêtent, nous avions largement dépassé le nombre de pages imparti et ils craignaient que cela devienne trop technique, trop touffu.
Mais d’où t’est venu cet intérêt particulier pour ce sujet ?
Tout est parti d’un reportage de François Ruffin en 2009, diffusé par Mermet sur France Inter, qui interviewait l’historien Michel Etiévent à propos d’Ambroise Croizat. Croizat, je ne connaissais que l’avenue de Saint-Martin-d’Hères, moi. Pas le « père » de la Sécu actuelle mise en place à la Libération, quand les grands patrons collabos se faisaient tout petits et que le PC était au faîte de sa puissance. Bien sûr, et on l’explique dans le livre, il y a une longue histoire de protection sociale avant cela, mais Croizat a mis les bouchées doubles et, avec l’aide d’un réseau monumental, a mis en place un système tout-à-fait fonctionnel en quelques mois.
Pas parfait, certes : le « régime général » de la Sécu ne couvrait que les salariés de l’industrie et du commerce. L’ensemble des risques n’était pas couvert par une caisse unique. N’empêche, le boulot abattu était stupéfiant. À tel point que les obsèques de ce personnage ouvrier devenu ministre auraient déplacé un million de personnes derrière son cercueil. Et tout aussi stupéfiant, plus personne ne se rappelle de lui 70 ans plus tard.
Là, avec Nicolas, on s’est dit : personne ne nous a jamais parlé de cela, il doit y avoir quelque chose de louche là-dessous.
Dans le livre, il y a en effet toute une partie sur l’histoire de la protection sociale, on ne va pas y revenir ici, mais est-ce qu’il y a une histoire locale de la protection sociale ?
Il faut savoir qu’à Grenoble apparaissent très tôt des Sociétés de secours mutuels, telle que la société des gantiers, en 1803. Ce sont des associations de prévoyance sociale gérées bénévolement par des membres élus en assemblée générale, ce qui est vraiment avant-gardiste. En outre, pratiquement la moitié des effectifs du milieu mutualiste grenoblois sont des femmes. Y sont gérés les risques maladie, la couverture des incapacités de travail, et même un embryon d’assurance chômage. Au milieu du XIXème siècle, se créent chez nous des sociétés dédiées au risque vieillesse, pour « pallier l’usure physique des couturières de gants ». Tout cela sans que la majorité de ces mutuelles ne soient contrôlées par l’État.
Et même au début du XXème siècle on n’est pas mal, nous les crétins des Alpes : les premières allocations familiales allouées en France le furent au personnel de l’usine Joya, à Grenoble, par le co-directeur Émile Romanet, en 1916. Non par grandeur d’âme ! Ce fervent catholique déclara : « Organisons-nous pour donner avant que l’on nous le réclame par la grève ». Quoi qu’il en soit, une caisse de compensation d’allocs se monte en 1918, deuxième du genre en France après celle de Lorient.
Ces mutuelles-là, il n’y en avait pas qu’à Grenoble, elles existent toujours ? La Sécu ne les a pas toutes éliminées ?
Oui, il existe toujours des « vraies » mutuelles, mais il y a un gros problème de jargon à ce niveau. Les assurances santé se sont accaparé le mot « mutuelle ». Quand on appelle mutuelles des assurances santé qui sont des sociétés totalement privées, et qui n’ont aucun autre but que de faire de l’argent, c’est qu’on n’a rien compris. De manière bien plus large, faire de l’argent sur la santé des gens, que ce soit les assurances santé, ou les fonds de pension qui gèrent des Ehpad et en tirent « l’or gris », c’est vraiment immoral, quand on y pense.
Alors il en reste, des vraies mutuelles, à but non lucratif, avec une cotisation et un vote, mais souvent professionnelles – à la gendarmerie par exemple, ou chez Bull – ou réservées à certains secteurs, comme Mutualia, une mutuelle agricole.
Mais la nouvelle loi qui oblige les entreprises à imposer à leurs salariés de cotiser à une « mutuelle complémentaire », souvent des assurances, non seulement n’aide pas à s’y retrouver, mais en plus pousse à réaffecter de l’argent vers un système privé, rentable pour les actionnaires mais pas pour le bien commun, au lieu de renforcer un système public qui fonctionne très bien.
Les assurances, c’est pas cher tant que tu es en bonne santé mais dès que tu vieillis, qu’il y a le moindre doute de maladie possible, les tarifs s’envolent – tu paies en fonction du risque. Alors qu’avec la Sécu, un individu pauvre qui cotise a un droit de vote identique à un riche, tu as des droits égaux que tu sois à risque ou non. Je trouve que ce modèle de protection sociale, qui a été proposé en 1946, est classieux là-dessus. Or, depuis le début tout est fait pour en manger des bouts.
C’est toujours pareil, pour la SNCF, la Poste, la Sécu... Tu as l’arrivée des morts-de-faim qui viennent pour leur propre bénéf’ fracasser un truc public, l’appauvrir, l’affaiblir, le rendre mal aisé, pas pratique, en retard et après le critiquer à mort pour que ça devienne du libre échange pur.
D’accord, j’ai compris. Et la MSA (Mutuelle sociale agricole) par exemple, c’est une autre mutuelle agricole ?
Non, la MSA c’est l’équivalent de la Sécu pour les agricultrices et agriculteurs. C’est l’un des quelques régimes spéciaux, où vont celles et ceux à qui on a fait croire qu’il ne fallait pas rejoindre la Sécu, que c’était con de payer pour les autres. Les représentants de l’époque soutenaient l’idée d’une assurance sociale par branche professionnelle, en défendant la stratégie de payer peu de cotisations, notamment pour la retraite. La terre était considérée comme le meilleur des coffres-forts, et les syndicats des agriculteurs faisaient le pari qu’avec l’argent restant car non cotisé, chaque agriculteur pourrait se constituer un capital par la construction de bâtiments, l’achat de foncier, etc. Tu vois le résultat aujourd’hui : les agriculteurs sont endettés et leur protection sociale est faible. Je ne te parle même pas des agricultrices.
Le livre est un plaidoyer pour la sauvegarde de la Sécu. En le lisant j’ai compris l’urgence, et j’ai été comme transporté par une vague d’empathie – que je n’aurais jamais cru ressentir avant pour la CAF par exemple ! Mais concrètement, quels leviers peut-on utiliser pour défendre ce système ?
Il faut commencer par le faire fonctionner ! Prends la « Maison de naissance » de la Clinique mutualiste, par exemple, ça séduit. Plein de gens qui se pensent profondément de gauche se rendent là-bas pour accoucher. Or, accoucher est un acte parmi les plus lucratifs. C’est-à-dire qu’ils achètent dans le privé (car la Clinique mutualiste est un ESPIC, un établissement de santé privé d’intérêt collectif) un service déjà rendu dans le public. Grosso modo, on va dans le privé pour les actes lucratifs, et on va dans le public lorsqu’il y a des complications ou des actes qui rapportent peu. Alors ? Eh bien les scores d’épisiotomie ou le nombre de complications à l’hôpital font flipper tout le monde. Tout le monde se dit « bouh ! J’ai pas envie d’aller là-bas, dans les hôpitaux publics c’est là où le score d’épisio est le plus haut et où il y a le plus de complications », mais oui mais c’est parce que c’est là que les gens les plus vulnérables vont, et que s’engorgent les cas graves. D’ailleurs, tout est fait dans les cliniques privées pour pousser dehors les gens qui coûtent cher et ne pas prendre en charge les actes qui ne rapportent rien ou peu. Donc tous les gros soins coûteux et compliqués c’est l’hôpital qui se les récupère, et les actes les plus rentables sont détournés vers le privé. Je suis toujours aussi étonné : on nous a fait des dizaines de fois le coup du saccage des services publics pour mettre en concurrence de nouvelles parts de marché, chaque fois la collectivité est perdante, et chaque fois on se laisse y emmener.
Pour finir, comment rallumer la flamme de la protection sociale pendant qu’il est encore temps ?
En étant fiers de ce qu’on construit ensemble et en le défendant.
La protection sociale repose sur une part de cotisations et une part d’impôts. Quand on cotise on ouvre un droit, à la différence de l’impôt. On est fier de réclamer son droit, ou du moins pas honteux.
Si la protection sociale se fiscalise, la perception sociale devient négative : on dira aux gens que les aides qu’ils perçoivent leur sont indues – et là il sera trop tard.
Nous, on aimerait que les gens redeviennent fiers, fiers de ce qui est fait avec leurs cotisations – pas seulement les aides sociales ou les remboursements d’actes, mais tous les hôpitaux, tout le personnel hospitalier, des Ehpad, des centres de santé, il y a un tas de personnes et d’institutions payées entièrement avec nos cotisations, et on peut se dire qu’il y a un petit bout de nous là-dedans. Et au départ c’est parti de nous, de la solidarité des travailleurs et travailleuses.
Nous souhaitons aussi que tout le monde se rende compte de ce qu’on a à perdre si on cède à toutes les tentatives inlassables des entreprises, du patronat, des assurances santé, des députés libéraux, des lobbyistes d’entreprises privées.
Comme on dit en quatrième de couv’ de notre bouquin : « Oui, la sécurité sociale est un western, se la réapproprier un combat militant, et cet ouvrage est un livre dont vous êtes le héros. »