Accueil > Décembre 2019 - Janvier 2020 / N°53

La blagueuse à tabac

Vendeuse de clopes. C’est son métier, à Sandrine, même si c’est de moins en moins bien vu. « Mais je vends pas que ça, hein, regardez tout ce que j’ai !  » Et c’est vrai que sa boutique, l’un des deux tabacs de Lancey, à Villard-Bonnot, regorge d’objets étonnants chez un buraliste. C’est qu’il en faut de la volonté pour attirer le chaland quand le paquet de clopes prend cinquante centimes tous les deux mois. En plus de vendre des babioles, Sandrine donne aussi de la chaleur humaine. Et c’est plutôt efficace.

« Salut mon p’tit loup ! Comment ça va aujourd’hui ? »

On ne se connaît pas vraiment, avec Sandrine. Mais, dès qu’on arrive dans son tabac pour distribuer des Postillon [1], on a tout de suite le droit à des mots doux. Ça ne nous est pas spécialement destiné, hein, Sandrine fait ça avec tout le monde.

- « Hé mon cher, mon chouchou. Yes I do ! Bonne journée, mon ange. »

Certains commerçants sont vite agaçants avec leurs rituels « Et avec ça, ce sera tout ?  » « Merci, bonne journée ! » Sandrine n’est pas de ce genre : si elle abuse de mots doux, de petits surnoms, ça ne ressemble pas à une stratégie marketing, plutôt à une manière pour elle de s’amuser avec ses clients et de mettre un peu de tendresse dans ce monde de défiance. Et ça marche plutôt bien, même s’il faut parfois être patient.

« Ce qui me plaît, c’est d’avoir un lieu d’échanges. J’écoute aussi les petits bobos de chacun. Je prends mon temps pour discuter, c’est vrai que des fois j’ai une petite étiquette comme quoi je blablate beaucoup. Ceux qui sont un peu pressés, ils disent “On sait que quand on vient, il faut prendre son temps. »

L’essentiel du business de Sandrine, c’est les clopes. Malgré l’augmentation du prix du tabac et le paquet neutre, elle fait toujours l’essentiel de son chiffre d’affaires sur les paquets de cigarettes, sur lesquels elle touche 7 %.

- « Ma très chère, bonjour ! Et pourquoi vous m’avez quittée ? »
  • « Ben, je fume plus. »
  • « Vous savez qu’on ne vend pas que des cigarettes ? »
  • « Du coup, je viens prendre un paquet de cigarettes pour mon frère. »

« Le métier commence à devenir de plus en plus difficile, à cause de toutes les nouvelles normes et législations sur le tabac. On vend moins de tabac et on fait fuir le non-fumeur parce qu’on a cette mauvaise image de vendre du poison. On vend des choses qui tuent les gens aussi, faut dire ce qui est, mais s’ils vont pas chez nous, c’est la contrebande ou l’étranger. Moi, j’ai jamais fumé, la mauvaise image du buraliste, j’essaie de l’enlever, j’essaie de dire aux clients qu’on ne vend pas que du tabac, on vend aussi d’autres produits.  »

Hameçons pour pêcheurs, enveloppes, narguilés, poupées, mugs, cartes postales, colis, reproduction de clefs, bières, bouteilles de vin, biscuits, goûters, bonbons, porte-clefs, clefs USB, lunettes, chips, pétards, téléphones, montres, chargeurs, rasoirs, piles, colle, écouteurs : on n’est pas parvenu à lister toutes les babioles disponibles dans son échoppe. « J’aide les petits producteurs locaux aussi. Il y a Le Postillon et aussi les éditions locales “Grésivaudan enchanté”ou L’histoire des Doménois de Jean Aparicio. Bientôt, je vendrai de la bière de Villard-Bonnot.  » Dans tout ce fatras, il y a même du PQ en cas d’urgence.

« Là-dessus, je fais quasiment pas de marge. Il y en a qui font dix bornes pour aller à Crolles économiser 30 centimes sur du PQ alors que j’en vends ici. Dans le village, il y a eu pas mal de fermetures de commerces parce qu’il y a des grandes surfaces implantées à Crolles depuis une dizaine d’années. On est un peu en train de devenir une ville dortoir depuis la fermeture des papeteries. Mais pourquoi faire des kilomètres alors qu’à deux pas de chez vous on vous reçoit agréablement ?  »

Le rayon des clopes électroniques grossit sans cesse : « C’est de plus en plus compliqué de gérer les stocks, parce que le client change toujours de produits. » La presse occupe, elle, une place restreinte.

« Je suis un PVC, un point de vente complémentaire, comme ils disent, pas une vraie presse. Je suis censée avoir les mille meilleurs titres, mais c’est pas vrai. On décide pas du nombre d’exemplaires qu’on reçoit, même si j’ai plus de Canard le mercredi [jour de sortie du journal hebdomadaire] dès la fin de matinée, ils ne m’en mettront pas plus la semaine d’après. C’est de la logistique, un truc de dingue. C’est une part dérisoire de mon chiffre d’affaires. Ce serait plus rentable de mettre des bonbons à la place.  »

Il y a juste une catégorie de clients que Sandrine ne porte pas dans son cœur : ceux qui viennent chercher des colis. « À un moment, j’étais prête à arrêter parce que ces gens-là sont très pressés, ils n’achètent rien d’autre. Ça fait un froid dans le magasin. Mais ça fait travailler mon transporteur, alors je ne vais pas arrêter tout de suite.  »

- « Hé ! Papa, tu me paies après, c’est ça ? Allez hop c’est parti. Et maman, pendant ce temps là ? Un truc à trois euros ? Qu’est ce que je te donne ? »
  • « Quello che vince ! »
  • « Les gagnants sont tous partis ! Voilà, tiens, à tout suite . »

La boutique de Sandrine est ouverte du lundi au samedi de 7h à midi et de 14h à 19h30. « Je calcule même pas le nombre d’heures, mon pauvre. » Elle estime bien s’en sortir par rapport à certains de ses collègues, « en difficulté  » malgré des journées de travail infinies. Car Sandrine ne défend pas juste sa boutique, mais les buralistes en général. Elle est même trésorière de la chambre syndicale des buralistes de l’Isère. Son président, Thierry Meyronin assure que « 70 tabacs ont fermé en Isère depuis 2004. Il en reste aujourd’hui un peu plus de 400.  » Et c’est vrai que, si on en voit souvent baisser le rideau, on ne voit jamais de nouveaux « tabacs-presse  » s’ouvrir.

« Je suis buraliste depuis juillet 2001, mais je connais le métier depuis 38 ans. À l’âge de 13 ans, pendant les vacances scolaires, j’ai fait connaissance avec la buraliste qui avait ce commerce. Je passais la voir, je restais avec elle et c’est elle qui m’a donné cette envie. Elle m’embauchait un peu l’été, c’était comme ma tante. J’ai tout appris avec elle : la vente, la convivialité, le petit mot au client, les prestations de services, la vente d’appâts pour la pêche. On préparait les jolis cadeaux pour Noël, des bijoux, le petit cendrier pour le papa, la montre, le petit porte-monnaie, le nounours, divers cadeaux, quoi. C’était les services du petit commerce de proximité, d’échanges, de convivialité de Lancey, du petit village.  »

Sandrine a fait des études, a bossé comme hôtesse d’accueil dans une jardinerie et puis a finalement racheté le tabac de son adolescence. Depuis, elle juge que les réglementations ont bien compliqué le travail, pas seulement pour le tabac. « Maintenant, on ne peut pas vendre un jeux à un mineur, faut vérifier sa carte d’identité. Il y a même des inspecteurs qui passent incognito pour vérifier. Les jeunes peuvent commander n’importe quoi sur internet, mais nous on n’a pas le droit de les servir.  » Et puis, il y a aussi les vols et braquages.

« Forcément, le tabac a de plus en plus de valeur, donc c’est de plus en plus tentant de nous braquer. J’ai été cambriolée une fois, bon c’était pas trop grave, mais dernièrement à Barraux, le buraliste a été séquestré. On ne mérite pas ce sort. Ils devraient attaquer qui ? Là-haut ! C’est pas nous qu’il faut attaquer, mais bon, malheureusement, ils prennent où c’est le plus facile. »

Mais pour l’instant la peur n’entame pas la bonne humeur de Sandrine qui fait tout ce qu’elle peut pour rendre ses clients heureux. « J’ai un truc avec des habitués. Quand je tape du pied d’une certaine façon, c’est pour dire que le client que je suis en train de servir est célibataire. Il y a des gens qui se sont dragués ici, qui se sont rencontrés... »

Notes

[1Sandrine est une des seules buralistes à ne pas prendre de commissions sur les ventes du Postillon. Quand on est revenus faire son portrait, elle nous a offert deux sacs, des bonbons, et deux cafés au rade d’à côté. Mais promis, juré, c’est pas pour ça qu’on dit du bien d’elle. Au Postillon, on est indépendant, on va quand même pas se faire acheter par une buraliste.