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Accident du travail : une fatalité ?

« Ils ont détruit ma vie »

Régulièrement, dans Le Daubé, on apprend qu’un ouvrier a eu un grave accident au travail, entraînant sa mort ou des blessures graves. La plupart du temps, contrairement aux agressions, les brèves annonçant ces drames n’ont aucune suite : on ne sait jamais rien sur les causes de l’accident, les responsabilités de l’employeur, les galères et éventuels dédommagements de la victime. L’histoire de Mohamed est un cas d’école : après avoir subi un grave accident sur le chantier de la clinique du Dauphiné à Seyssins en 2016, il est tombé en pleine dépression et garde de grosses séquelles. Face au mépris de son ancien employeur et à la lenteur de la justice, il bataille toujours aujourd’hui pour obtenir réparation.

« Aujourd’hui je suis dans la merde, tous les médecins que j’ai vus disent que je suis inapte à 100 %, désespère Mohamed. Je ne peux ni conduire ni travailler, ils ont complètement détruit ma vie.  »

À 39 ans, Mohamed ne s’est toujours pas remis de son accident survenu cinq ans auparavant. Fin 2008, il a quitté la Tunisie où il tenait un garage. Dès 2009, il est embauché comme intérimaire chez Randstad pour qui il effectue plusieurs missions de BTP dans la cuvette pour la société Toutenvert. C’est en juillet 2015 que Mohamed est affecté au chantier de la clinique du Dauphiné à Seyssins comme maçon chargé de travaux de voirie et de réseaux.

Alors qu’il entre dans sa dernière phase, le chantier prend du retard pour plusieurs raisons. Le terrain sur lequel se déroulent les travaux, situé à une cinquantaine de mètres sous la route de Saint-Nizier, est escarpé. Afin d’y accéder, un talus a été aménagé. L’inspection du travail ordonne un arrêt temporaire des travaux en janvier 2016 estimant que ce talus risque de s’effondrer et d’ensevelir les ouvriers qui travaillent en-dessous. Une fois le talus renforcé, les travaux reprennent mais le Tribunal administratif annule le permis de construire le 4 février (voir Le Postillon n°60). Malgré cette décision, les travaux continuent.

« En plus de mes horaires, je travaillais au noir tous les samedis depuis le mois de décembre. Il fallait finir vite sinon ils allaient avoir des pénalités, se souvient Mohamed. Tous les corps de métier travaillaient en même temps. » C’était le cas le 29 février au matin puisque la clinique devait initialement être livrée... le lendemain.

Ce jour-là, un camion chargé de 20 m3 de béton muni d’une pompe se présente afin de couler une dalle sur le site. Le chemin d’accès a déjà été aménagé et il est trop étroit pour qu’il puisse passer. Le chauffeur n’a alors pas d’autre choix que de monter sur les trottoirs de la route pour descendre, il arrache une trentaine de blocs composant la bordure sous le poids du camion. Une fois arrivé en bas, il s’installe sur le talus. Il déploie alors la flèche du camion, un bras articulé très souple de 50 mètres, afin de couler le béton. À ce moment, Mohamed qui s’occupait des dégâts causés par le camion est appelé par son chef qui lui demande de poser des caniveaux à côté de la dalle. Le chauffeur du camion déplie sa flèche seul avec une télécommande. L’extrémité se coince alors dans des arbres qui débordent sur le chantier. Il essaye de la dégager, une branche casse et la flèche percute Mohamed de plein fouet au niveau du thorax. Il est projeté contre le mur à côté duquel il travaille et perd connaissance.

«  Le téléphone sonne et une personne de l’hôpital me dit qu’il sort de réanimation, se souvient Tuirtou, sa compagne. J’ai vite pris le tram, j’étais en fin de grossesse de notre deuxième enfant. Arrivée à l’hôpital je le vois nu dans un lit, il ne bougeait pas. Il avait une grosse blessure à la jambe. C’était le choc, une infirmière m’a dit qu’il avait eu un accident. »

Mohammed, dans le coma, se réveillera trois jours plus tard. Ayant reçu un violent coup à la tête, il ne peut dans un premier temps plus se servir de ses jambes. Il a également de grosses douleurs au crâne et au dos. À son chevet, un beau jour Tuirtou reçoit un coup de fil : « J’ai décroché, un homme m’a demandé si je pouvais lui passer monsieur Jaouadi. Je lui ai répondu qu’il ne pouvait pas parler. Le gars m’a alors proposé un arrangement, il voulait nous donner 160 000 euros.  » Mohamed abonde : « Il a appelé plusieurs fois ensuite, j’ai toujours refusé mais aujourd’hui je regrette. »

Il sort de l’hôpital un mois et demi plus tard en fauteuil roulant. À force de rééducation, il parvient à retrouver l’usage de sa jambe gauche et à marcher avec des béquilles puis avec une canne dont il se sert toujours aujourd’hui. Il ne peut presque plus se servir de sa jambe droite, en plus d’avoir des maux de tête chroniques ainsi que des douleurs au cou et au dos.

Sur le plan psychique, Mohamed est ravagé. «  Il présente un syndrome post-traumatique sévère […] Il souffre d’un syndrome anxio-dépressif sévère suivi en psychothérapie après son accident avec un traitement anxiolytique et anti-dépresseur  » écrira son toubib sur un certificat médical il y a un an, lui préconisant d’avaler une douzaine de pilules par jour. Sur ce même document, le médecin conclut : «  Il prend beaucoup d’antalgiques dont le sevrage n’est pas envisageable actuellement. M. Jaouadi Mohamed est inapte à tout travail depuis son accident […] et a priori de façon définitive compte tenu de l’évolution de son état de santé depuis 4 ans.  »

De retour chez lui, Mohamed reçoit la visite de deux golgoths. «  Deux gars costauds sont venus me menacer, se souvient-t-il. Ils m’ont dit “faut oublier cette histoire, c’est pas la peine de porter plainte”.  » « Même sans parler ils faisaient déjà peur, abonde Tuirtou. Ils parlaient méchamment en lui disant “laisse tomber l’affaire sinon ça va finir mal”. On avait l’impression que c’était lui le fautif, pas la victime.  » Déjà très anxieux, cette visite décide Mohamed à quitter Grenoble pour Toulouse où il vit aujourd’hui avec Tuirtou. « On a été dans deux commissariats avec son cousin pour essayer de porter plainte mais ça n’a jamais abouti  » explique-t-elle.

Dans son rapport, l’inspection du travail signale qu’elle a eu connaissance de l’accident le lendemain, en ouvrant Le Daubé… Deux inspecteurs se rendent alors sur place pour mener une enquête. Malheureusement, « l’inspectrice principale en charge de cette enquête a eu des soucis de santé, elle a été absente durant plus d’un an  » explique Me Bergeras, l’avocat de Mohamed. « La politique de l’époque au parquet était qu’il n’y avait pas de poursuites tant qu’il n’était pas saisi pas l’inspection du travail, ce qui ne s’est du coup jamais fait. On a alors décidé de saisir le Tribunal des affaires de sécurité sociale devenu entre-temps le Pôle social du Tribunal judiciaire de Grenoble le 15 mars 2018.  » L’affaire passera finalement devant le tribunal le 11 mars dernier, soit trois ans plus tard.

Si l’inspection du travail n’a rien déclenché au niveau judiciaire, elle a quand même envoyé un rapport à Mohamed l’été dernier. « Sans ce rapport, les choses auraient été beaucoup plus compliquées  » confesse son avocat. Dans ce rapport, l’inspection pointe bien sûr la précipitation dans laquelle le chantier s’est terminé mais aussi la « chaîne de sous-traitance » mise en place. Intérimaire chez Randstad, Mohamed travaillait pour l’entreprise Toutenvert chargée de la pose des caniveaux, des trottoirs et de la dalle. Elle-même sous-traitait à la société Sols Alpes la réalisation de la dalle, qui a fait appel à Cemex pour lui fournir le béton. Enfin, Cemex sous-traitait à Delta Pompage la livraison du béton sur la zone de coulage.

Légalement, les entreprises qui interviennent sur des chantiers sont tenues de rédiger un plan particulier de sécurité et de protection de la santé (PPSPS). Ce document doit détailler les risques du chantier ainsi que l’organisation et les mesures mises en place pour la sécurité des ouvriers. Pour s’assurer que le PPSPS est bien respecté et faire le lien entre les différentes entreprises, un coordonnateur de sécurité et de protection de la santé est désigné. Si Toutenvert et Sols Alpes ont bien rédigé un PPSPS, ils n’y disent pas avoir recours à des sous-traitants. Pire, le coordonnateur déclare ne les avoir reçus que le 4 mars 2016, soit après l’accident. Les entreprises Cemex et Delta pompage n’ont, elles, pas pris la peine de rédiger ce document, arguant d’agir en tant que simples «  prestataires de service », ce que l’inspection réfute. En somme, cette cascade de sous-traitances dilue la responsabilité des différentes entreprises. Elle a empêché le coordonnateur de mettre en place des mesures permettant d’anticiper les risques comme l’élagage des arbres ou une assistance au guidage lors du déploiement de la flèche.

Randstad qui s’engage à suivre ses salariés au quotidien dans la charte qu’elle signe avec eux n’avait pas connaissance des conditions dans lesquelles se déroulait le chantier. Quand l’inspection du travail leur demande la fiche médicale de Mohamed, ils leur envoient celle d’un autre salarié. Finalement la sienne date de l’été 2013 alors qu’elle aurait dû être faite en 2015. Contactée, la directrice de l’agence qui employait Mohamed à Grenoble ne souhaite pas faire de commentaire, elle ose quand même : « Aujourd’hui il va bien ce monsieur c’est l’essentiel. »

«  À l’hôpital, la patronne de Randstad de Paris et la cheffe de l’agence de Grenoble sont venues me voir pour me faire signer mon contrat en cours, raconte Mohamed. J’ai refusé. Après ça je les ai eues une fois au téléphone puis elles ne m’ont plus jamais répondu.  » Contactée, la directrice de la communication de Randstad assure : «  Un soutien sur le plan personnel lui a dans un premier temps été apporté : la collaboratrice avec qui il était en contact est allée le voir à l’hôpital et a pris régulièrement de ses nouvelles par téléphone. » Elle dit également que Randstad l’a accompagné dans ses démarches administratives et que Mohamed « a revu à plusieurs reprises le personnel de l’agence qui est toujours resté à son écoute ».

« Des mensonges » selon Mohamed. « Ils ne m’ont jamais aidé dans les démarches. Je suis allé faire un scandale à l’agence parce que la Sécu me disait qu’ils me devaient un complément de revenus. Personne n’a jamais voulu me recevoir. Ils m’ont juste appelé le lendemain pour me dire que je n’avais le droit à aucun complément. La seule chose qu’ils ont fait c’est s’arranger avec le patron de Toutenvert qui a pris peur pour des jours non déclarés : ils m’ont fait trois fiches de paye pour des samedis où j’ai travaillé au noir. En bas de l’hôpital, quelqu’un de Toutenvert est aussi venu m’apporter de l’argent pour ce travail, c’est les seules nouvelles que j’ai eues d’eux après l’accident. » Contacté, le patron de Toutenvert n’a pas souhaité réagir.

Dans son jugement rendu en mai dernier, le Tribunal judiciaire condamne Randstad et Toutenvert pour « faute inexcusable de l’employeur ». Toutenvert doit ainsi verser 15 000 euros de provision sur dommages-intérêts à Mohamed dans l’attente qu’une expertise fixe le montant final qui lui est dû. Depuis son accident, Mohamed a touché 1 480 euros par mois jusqu’à ce qu’en mars 2020 la Sécu le reconnaisse invalide à 30 %. Ses indemnités sont alors remplacées par une rente de… 185 euros. Cette rente est doublée suite à la décision du Tribunal. En parallèle, Me Bergeras a de nouveau saisi le Tribunal judiciaire afin d’obtenir une nouvelle expertise sur son état de santé. « N’importe quelle somme d’argent, ça va pas me ramener ma vie » soupire Mohamed même s’il se dit soulagé par le jugement. « Je veux que le patron de Toutenvert paye, qu’il soit condamné. Il me disait “tu es le meilleur intérimaire que j’ai jamais eu chez moi”. Ils m’ont fait passer le permis pour les engins après que je les ai conduits sans. J’ai tout fait pour eux et ils me lâchent comme une merde. »

Un « tissu de mensonges » malheureusement véridique

Lors du dernier conseil municipal de Seyssins (10/05/2021), une opposante a posé une question sur l’article de notre dernier numéro « Enclavé dehors », portant sur la situation ubuesque et kafkaïenne d’un propriétaire de terrains ne pouvant rien en faire à cause d’un litige avec la commune. Fabrice Hugelé, le maire de Seyssins, lui a répondu sèchement : «  Par rapport au Postillon, on connaît le journal, on ne cite même plus le nom, qui fait dans la polémique, dans l’acide gras, on estime véritablement que l’article est un tissu de mensonges. Certains des protagonistes ont des difficultés avec la justice aujourd’hui. On va demander un droit de réponse. C’est d’ailleurs l’avocat de la commune qui nous incite à demander un droit de réponse parce qu’on est à la limite pour pas dire plus de la diffamation.  » Il est vrai qu’Hugelé connaît bien notre journal, depuis le portrait qu’on avait consacré au «  contrat aidé » dont il bénéficiait à la Semitag (Le Postillon n°42). Sur cet article comme sur le dernier, nous n’avons eu (pour l’instant) aucune demande de droit de réponse, ni aucune attaque en diffamation. Se défausser en disant qu’un des protagonistes, Brice Jimenez, le propriétaire en question, a des difficultés avec la justice aujourd’hui, est particulièrement fourbe : s’il a récemment été convoqué en garde-à-vue, c’est justement à cause des plaintes de la mairie sur des travaux supposément non autorisés (de l’entretien de chemin pour lui). Dans cet article, on évoquait un grave accident du travail survenu pendant le chantier de la clinique du Dauphiné, accident dû à l’empressement avec lequel se déroulaient les travaux suite à l’annulation du permis de construire (délivré illégalement par la mairie). Le texte ci-dessous revient sur ce drame : à vous de voir si c’est un «  tissu de mensonges ».

Du fait divers au fait social

À partir d’articles de la presse locale, nous avons comptabilisé le nombre d’accidents du travail survenus en Isère : en 2020, 31 accidents graves ont été rapportés, mortels pour six d’entre eux. Depuis le début de l’année, il y en a eu treize, dont trois ont entraîné la mort. Tous sont ouvriers, travaillant dans le BTP dans leur écrasante majorité. On trouve aussi des bûcherons, des agriculteurs et des couvreurs. Ces chiffres sont partiels, récoltés principalement à partir de la rubrique « faits divers » du Daubé. Ils sont à prendre comme un minimum. Les décès ayant lieu à l’hôpital après l’accident sont rarement évoqués, les faits diversiers rapportant ces incidents lors de leur tournée quotidienne des commissariats et casernes de pompiers, sans suivi ultérieur. Ne sont représentés que les accidents très graves, ayant nécessité l’intervention des pompiers ou du Samu sur place. Côté police en revanche, les lecteurs et lectrices du Daubé seront au courant de la moindre égratignure d’un agent pour les raisons évoquées précédemment. Il y en a bien un qui a eu 15 jours d’ITT après avoir reçu une bouteille sur la main à Échirolles mais aucun mort ou blessé grave n’est à déplorer sur la période 2020/2021. Si cela avait été le cas, la France entière le saurait déjà...