Accueil > Hiver 2021 / N°59

Le business du logement social

Grenoble Habitat : l’humain après tout

Le bailleur social Grenoble Habitat est en pleine croissance. Depuis 10 ans, l’entreprise privée, détenue à moitié par la Ville de Grenoble a largement agrandi son parc locatif tout comme le nombre de salariés. Ce développement rapide implique des réorganisations successives qui ont un effet délétère sur plusieurs salariés de Grenoble Habitat. Les locataires tentent, eux, de faire entendre une réclamation simple : vivre dans un logement digne. Mais le bailleur s’éloigne d’eux. Plutôt qu’entretenir ses appartements, l’entreprise préfère construire et vendre des immeubles. Ça rapporte beaucoup plus.

« Avec Grenoble Habitat, on n’est pas face à une entreprise humaine. Elle veut seulement faire de l’argent.  » C’est Kheida [1], salariée de Grenoble Habitat (GH) de 2015 à 2019, qui nous livre cette analyse. En tant que chargée de secteur allant à la rencontre des habitants pour suivre leurs besoins, elle dit avoir toujours eu « de bonnes relations avec ces derniers ». Mais ce travail humain n’est pas au cœur des préoccupations de l’entreprise. Aux « bonnes relations » avec les locataires ou les salariés, GH préfère le business. Créée à l’occasion des Jeux olympiques de 1968, GH est une société d’économie mixte (Sem) dont l’actionnaire majoritaire est la Ville de Grenoble, aux côtés de la CDC (Caisse des dépôts et consignations) et de la Caisse d’Épargne. Le bailleur construit et s’occupe de logements sociaux tout en développant une activité parallèle de construction et de vente (à la fois de logements privés et d’immeubles de bureaux). Cet instrument de la Ville a depuis quelques années un objectif clair : développer son parc immobilier.

En 2010, l’entreprise gérait 2 500 logements avant de changer d’échelle. « Aujourd’hui, GH s’occupe de 4 200 logements. Évidemment, ils ne peuvent pas en prendre soin aussi bien qu’avant  », remarque Kheida.

Cette croissance rapide implique des réorganisations internes successives qui vont pousser à bout plusieurs salariés, dont Kheida. L’arrivée d’un nouveau chef de service en 2016 signe le début de sa fin. Brimée et rabaissée par ce dernier, l’employée tente de faire entendre sa souffrance, crescendo, en commençant par la directrice des ressources humaines, qui ne s’y intéresse pas. Puis à l’inspecteur du travail : «  Je vous alerte sur les difficultés rencontrées par certains salariés de votre établissement depuis la mise en place de la réorganisation [de 2016, NDLR] », écrit-elle dans une lettre envoyée en juillet 2018 à GH.

Plutôt que de prendre soin de Kheida, l’entreprise décide de la licencier pour insuffisances professionnelles, alors qu’elle a « toujours eu de bonnes évaluations  », selon elle. Les conditions de ce licenciement – motif douteux, non-respect du délai légal pour l’entretien préalable, pas d’assistance par un autre salarié –, scandalisent la chargée de secteur qui est « passée tout près du suicide. J’ai aussi fait un infarctus, et un tour par l’hôpital psychiatrique. J’ai été poussée à bout par la direction », lâche- t-elle, fatiguée par ces années.

Elle est enfin suivie par la médecine du travail, qui note en avril 2020 : «  La santé psychique de Kheida s’est aggravée. Devant ces constatations et le suivi de la réorganisation des services de cette entreprise, je pense que l’état de santé de Madame relève d’une reconnaissance en maladie professionnelle. »

Le cas de Kheida n’est pas isolé : « C’est tout le service dédié à la gestion locative qui est en souffrance », martèle celle qui a décidé de se battre contre le bailleur aux prud’hommes. Au moins deux autres salariés sont dans son cas – menace de licenciement, puis déprime et prise de médicaments pour tenir le coup. C’est le cas de Maxime, qui a travaillé pendant 15 ans à l’accueil. Alors qu’il se forme pour devenir chargé de clientèle, la direction lui refuse le poste, et propose à la place un «  travail de saisie qui s’apparente à celui d’un stagiaire » selon lui.

Tout comme Kheida, il alerte la médecine du travail, qui formule des recommandations. Tout comme Kheida, il est hospitalisé un temps en psychiatrie. Car la direction est claire : s’il n’accepte pas ce poste subalterne, il doit prendre la porte. «  Lorsque j’ai appris la nouvelle, je suis tombé dans les pommes et j’ai fait un passage à la clinique », se souvient-il. Maxime quitte l’entreprise en 2019 avec une rupture conventionnelle – ils seraient un grand nombre d’après Kheida et lui, à avoir quitté GH de cette manière ces dernières années. « C’est ce qu’ils souhaitaient, que je parte. GH a détruit ma vie  », conclut-il.

Cette situation de souffrance pour les salariés a un impact direct sur le service dû aux locataires. C’est ce qu’a pu constater Mimoun Mrad, président de l’association Convivialité Malherbe : « Tous les chargés de secteurs qu’on connaissait sont partis ou en arrêt de travail. Tout est chamboulé et les habitants sont perdus  », constate-t-il. Son association ne s’occupe pas des locataires, mais pourtant elle reçoit de nombreuses plaintes des habitants du quartier, notamment ceux vivants chez GH. « La porte de l’ascenseur est bloquée, un voisin a des cafards et il y a un manque d’hygiène dans les parties communes. J’essaie de me battre pour tout l’immeuble », explique Jacqueline qui habite Malherbe. Elle n’arrive plus à joindre son chargé de secteur, et attend toujours une réponse à la lettre qu’elle a écrite avec les autres habitants au bailleur. GH a pourtant un standard ouvert toute la journée. Mais Mimoun Mrad rit jaune : «  Quand on appelle ce numéro, c’est une plateforme à Marseille qui répond. Elle fait ensuite remonter les informations à... Grenoble. Il n’y a plus d’humanité.  » Vivant lui-même dans un appartement de GH, il ne peut que constater le manque de réactivité de la Sem : il a attendu six mois, et envoyé des lettres recommandées, avant d’obtenir un nouveau lavabo. Les habitants dénoncent le manque de communication du bailleur, et la difficulté d’échanger avec lui. Contacté, GH n’a pas non plus répondu au Postillon.

D‘autant que ces problématiques touchent tous les quartiers de la ville. Justin, de l’Alliance citoyenne (voir encadré) évoque le cas d’un immeuble de GH à l’Île Verte, rue Blanche Monnier. « Il a été construit en 2013, mais l’eau s’infiltre par le toit. Les faux plafonds de trois appartements sont tombés à cause de cela.  » L’association entreprend une action symbolique à l’encontre de GH en décembre 2019. La réparation est réalisée, en décembre 2020 seulement. «  Il a fallu que la présidente de Grenoble Habitat, Barbara Schuman, constate d’elle-même les dégâts, avant l’intervention de professionnels », déplore Justin, amer. Handicapée moteur, Laurie connaît aussi des infiltrations dans son appartement du centre-ville. Des artisans sont venus à plusieurs reprises, mais le problème n’est toujours pas réglé. « Je dois vider régulièrement un seau de 20 litres installé au milieu de l’appartement. Et puis ce matin, je me suis lavée à l’eau froide : le chauffe-eau est en panne depuis deux jours  », relève-t-elle.

Il y a encore cet autre immeuble, rue Marcelle Bonin, sur la presqu’île. « Dès les premiers mois, les habitants ont eu des problèmes de distribution d’eau chaude et de chauffage », assure Justin, qui a suivi le dossier. Pourtant, l’immeuble qui utilise la géothermie date seulement de 2016. Cette technologie récente est visiblement défaillante : « Cela coûte trop cher à réparer pour GH qui sait que la chaudière dysfonctionne. Du coup, les locataires appellent un chauffagiste tous les deux jours. C’est un sketch  », retrace Justin. GH se retranche derrière les «  9 000 réclamations traitées en 2019  », comme l’évoque Place Gre’net (3/1/2020) pour montrer sa bonne volonté envers les locataires.

Julie, habitante de la place Saint-Bruno, évoque carrément des malfaçons : «  Le sol sous ma baignoire s’affaissait. J’ai découvert que la dalle n’avait pas été réalisée. GH m’a montré la facture censée prouver l’existence des travaux mais ils ne sont jamais venus vérifier.  » Elle parle aussi de « 12 dégâts des eaux en 11 ans et un temps de réaction des services de GH entre 48 heures et 48 mois.  » Mais elle a vite relativisé sa situation. Ayant travaillé pour la mairie, Julie a visité les appartements de GH dans le quartier, souvent habités par des personnes âgées. Elle constate : « Il y a des appartements où l’électricité est absente. Parfois, c’est le chauffage. Je connais un monsieur dont le Velux et les fenêtres ne ferment pas. Les gens vivent dans une extrême précarité.  »

Mais le sous-investissement dans l’entretien des logements est structurel. Karim, passé par le service chargé des locataires à GH, le raconte : « J’ai dressé des statistiques : il y a tant de manivelles de volets à changer par an, tant de thermostats de radiateur, etc., mais la direction s’en moque. Le budget alloué aux réparations n’est pas assez élevé. »

D’après lui, ce serait la faute du directeur général, Éric Bard : « Il est compétent, mais il vient du milieu de la construction. Il est peu intéressé par le côté social et délègue ce versant  ». L’impact est évident : depuis au moins 2015, la relation bailleur-locataire est tendue. Et ce n’est pas une association qui le dit, mais le sérieux rapport de l’Ancols (voir encadré). De ce côté-là, c’est la catastrophe, mais la situation peut encore empirer. En effet, depuis 2018, la loi Réduction de loyers de solidarité portée par Macron vise à faire baisser les APL (aide personnalisée au logement). Par ricochet, les bailleurs sociaux assument une partie de cette baisse sur leur budget. Pour sauver leur peau, les bailleurs isérois ont pu évoquer différentes solutions : « L’entretien [des appartements] est le seul poste de dépense où il y a des effets immédiats. Nous avons agi là-dessus, mais c’est un choix d’urgence », explique la directrice de l’Opac 38 (L’Essor, 4/12/2018). Nul doute que Grenoble Habitat a suivi la même voie. Et c’est encore aux locataires de payer la note.

Mais pour renflouer ses caisses, le bailleur social a une autre solution : vendre son patrimoine. C’est le cas dans le quartier Saint-Bruno, où le bailleur utilise des méthodes brutales. En mars 2020, au beau milieu du premier confinement, une douzaine de locataires (installés aux 9, 11 et 13, rue Commandant Debelle) reçoivent un coup de fil de GH. « Le bailleur explique qu’ils doivent quitter leur logement, qu’ils n’auront plus les APL, et que l’appartement sera vendu au 1er juillet 2020  », détaille Églantine, du Dal 38 (Droit au logement), scandalisée par la manœuvre.

L’effet de cette annonce bouleverse les locataires : « L’une d’entre elles a été atteinte psychologiquement. Elle vit ici depuis dix ans et d’un seul coup, on lui demande de partir. Ses cartons étaient prêts  », assure la militante. En réalité, les locataires n’ont pas à rendre leur logement. GH, qui dispose de « conventions APL » pour ses logements (cela permet par exemple de bloquer le niveau de loyer) a « seulement » décidé de les déconventionner. De facto, les logements sociaux se transforment en logements privés : « Maintenant, GH a le droit de demander à ses locataires de partir pour une mise en vente, même si le bailleur dit qu’il ne le fera pas », détaille Églantine.

Mais on ne déconventionne pas un appartement d’un simple coup de fil. Le Dal s’en est aperçu en grattant les infos, et en contactant GH, qui s’est révélé, comme par miracle, très disponible : «  On a eu deux rendez-vous où la direction était très mielleuse. Ils se rendent compte que le déconventionnement de la rue Debelle n’a pas été fait dans les règles », analyse Églantine. En effet, une procédure claire doit être mise en place. C’est ce qui se passe en ce moment rue Marx Dormoy. « Là, GH a envoyé des lettres avec accusé de réception, et organise des réunions de locataires pour les prévenir. C’est une procédure très longue », conclut Églantine.

Le Postillon a consulté la lettre envoyée aux locataires de la rue Marx Dormoy. Datée de juin 2020, elle précise que «  la convention APL portant sur votre logement dont l’expiration est prévue en juin 2022 ne sera pas renouvelée ». Dans deux ans. C’est la loi, ou plutôt l’article L411.2 du Code de la construction et de l’habitat, qui fixe cette durée.

Aucune lettre de ce type n’est arrivée rue Debelle. Alors, pourquoi forcer les choses ? Par amateurisme ? Ou à dessein ? Sur les 12 personnes contactées par GH, trois ont quitté la rue après cet appel. Autant d’appartements déjà disponibles à la vente. En tout cas, liquider le patrimoine de Saint-Bruno a un intérêt très simple pour GH : l’ex-logement social est un bien recherché par les couches supérieures de la société qui jugent le quartier « sympa ». « Les apparts vont partir comme des petits pains », confirme Julie qui a découvert un système global. « GH veut vendre les appartements isolés dans des copropriétés, surtout à Saint-Bruno. Les habitants sont pour la plupart de vieux Maghrébins qui ne parlent pas ou ne lisent pas le français. Ils ont reçu des courriers de GH et ont compris qu’ils se faisaient expulser ». La même lettre que celle de la rue Marx Dormoy. Julie assure que les logements GH du cours Berriat et de la rue Michelet sont aussi concernés.

« Il y a déjà un manque de logements peu chers dans l’agglomération et GH continue à en vendre, ce qui aggrave la situation. On constate que la politique sur le logement social n’est pas faite pour les gens, mais plutôt pour faire de l’argent », conclut Églantine. En décembre 2019, la ville n’avait que 23,42 % de logements sociaux dans son parc immobilier. Encore loin des 25 % prévus par la loi.

Or, GH n’est pas le seul à agir ainsi. Me Verdier, avocat spécialisé dans le logement, suit les dossiers de locataires d’Actis (et de GH) : « Vendre des logements sociaux permet de régénérer leur recette et de se décharger des coûts induits par les copropriétés. Actis, comme GH, est en train de vendre de nombreux logements sociaux.  »
Ces ventes visent aussi à préparer une fusion évoquée dès 2017 : celle de GH avec Actis. Suite à la loi Elan, l’État souhaite que les « petits  » bailleurs forment de gros opérateurs. Devant la précipitation des élus pour finaliser ce pacte, les associations de locataires se soulèvent. Le projet est repoussé à après les élections municipales. Aujourd’hui, Églantine est dans le brouillard : « Pour le moment, c’est le silence radio. On sait juste que le ministère a fait suivre une circulaire au préfet fin novembre, lui demandant de faire avancer les choses.  »

Du côté de Justin, l’inquiétude pointe : « Le noeud du problème, c’est qu’Actis a un service de proximité, contrairement à GH. Je me demande quel modèle de management va être choisi pour la structure commune : celui d’Actis ou celui de GH ? » Sur ce sujet comme sur les autres, l’opacité règne. Comment imaginer une fusion « heureuse  », pour les salariés comme pour les locataires ?

Kheida a du mal : «  La compression du personnel est inévitable, des postes n’existeront plus, soit chez Actis, soit chez GH. La situation va forcément empirer. »

La proximité, c’est pour les riches

Dès 2011, GH tente d’améliorer son service avec deux agences de proximité, à Saint-Bruno et Malherbe. En 2015, l’ Ancols (Agence nationale de contrôle du logement social) dresse un premier
bilan : « Toutes les réclamations n’étaient pas saisies dans la base [...] Le rythme important des livraisons de logements neufs mobilisait fortement l’emploi du temps du personnel des agences.  »
L’enquête auprès des locataires montre «  une nette dégradation de l’appréciation des locataires sur la qualité du service rendu par leur bailleur depuis 2010 ». Pour s’expliquer, GH avoue que «  le développement important du patrimoine locatif social a pu s’opérer au détriment de la qualité de sa gestion et de l’action de proximité au quotidien  ». Ça, c’était il y a cinq ans. Depuis, la situation semble encore s’aggraver. Car en 2017, ces deux agences de proximité ferment. «  On se coupe encore plus des locataires à ce moment », analyse Kheida. À la place, GH ouvre une agence immobilière, place Sainte-Claire, puis sur le boulevard Gambetta « afin de répondre à la volonté de GH de développer son activité de promotion immobilière classique », explique Christine Charignon, responsable marketing commerciale (www.traits-dcomagazine.fr, 2017). Nommée Hestis, l’agence immobilière de GH gomme l’image du bailleur pour adopter les attributs d’une vraie agence. Elle dispose d’une équipe de six personnes et met en avant «  la proximité. Notre agence est située en plein cœur de Grenoble, boulevard Gambetta. » La proximité, c’est réservé aux riches acheteurs, pas aux pauvres locataires.

La justice contre les locataires

Alors que GH étend son empire dans la cuvette – de Varces à Saint-Ismier en passant par Veurey –, et fait couler le béton sur l’agglomération, le bailleur est vindicatif face aux associations qui se mettent en travers de son chemin. Quand, en 2018, Vivre à Grenoble, une association engagée sur les questions de logement, dépose un recours contre un permis de construire de GH, le bailleur riposte en justice. Et demande pas moins de 2,3 millions d’euros pour le « préjudice » subi.

En 2020, c’est au tour de l’Alliance citoyenne de subir le courroux de GH. Engagée auprès des locataires de GH, les militants multiplient les actions pour sensibiliser la presse (et le bailleur) sur des situations scandaleuses vécues par les habitants. Lors d’une action, le 4 décembre 2020, GH sort les dents (judiciaires) et accuse l’association de violence et « mise en danger de la vie d’autrui  », des faits requalifiés par le procureur de la République en «  violence en réunion ». «  Le ton a commencé à monter, mais il n’y a pas eu de violence de notre côté  », rétorque Justin qui a filmé l’action dans son intégralité. Grâce à cet élément, la police blanchit l’association des accusations, mais le coup de pression est clair. «  Il est important de souligner que la vidéo de l’intervention montre que GH a menti à la police  », souligne Me Verdier qui défend l’Alliance citoyenne sur ce dossier. Si le bailleur sait menacer, il n’a pour le moment gagné aucune procédure.

Notes

[1Tous les prénoms ont été modifiés