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Enclavé dehors

Des fois, des bouts de terres ont des histoires rocambolesques. C’est le cas de neuf hectares presque vierges sur les hauteurs de Seyssins. Déjà, une clinique s’est construite dessus dans la plus parfaite illégalité. Et maintenant, un conflit dur oppose le propriétaire Brice Jimenez avec certains de ses voisins et la mairie. Plongée dans un imbroglio sur le devenir de cette mine d’or foncière.

Cinq carcasses de voitures cramées. On n’est pas au bas de barres d’immeubles, mais en pleine cambrousse en cette mi-février 2021. Sur les neuf hectares du terrain de Brice Jimenez, sur les hauteurs de Seyssins, au bout du chemin des grandes vignes, un grand terrain qui vaut de l’or. Il est un peu en pente, mais pas trop, et surtout il dispose d’une magnifique vue sur toute la cuvette.

Si les voitures qui étaient stationnées sur son terrain ont pris feu une nuit de janvier, c’est pour l’intimider, selon Brice Jimenez. Le convaincre de vendre ses terrains et de quitter les lieux. Mais c’est pas son style. Depuis 2013, date où il a déboulé dans la région, il n’a pas fait preuve de beaucoup de docilité.

Curieuse histoire que celle qui le lie à son terrain. Brice Jimenez a grandi loin d’ici dans le sud-ouest, avec des parents paysans. Il avait entendu parler des lointains terrains que sa famille possédait, sans y prêter attention. Au retour de quelques années à l’armée, il entend sa grand-mère annoncer qu’il faut les vendre. Sur un coup de tête, il décide d’aller s’y installer, avec un projet agricole en tête.

Mais à son arrivée, surprise : une clinique est en cours de construction sur un petit bout du terrain. La mairie avait accordé un permis de construire à la clinique du Dauphiné sans être propriétaire du terrain. « Ils ont profité de la faiblesse de mes grands-parents, qui ne s’étaient pas du tout intéressés à ce que devenait le terrain depuis longtemps. » Comme les tentatives de conciliation avec la mairie ont échoué, il a attaqué le permis de construire en justice.

S’en est suivi un interminable feuilleton : cinq fois le permis de construire a été annulé par le tribunal, les autorités judiciaires reconnaissant que la clinique n’avait aucune autorisation de faire les travaux et que la commune « était tenue de refuser le permis de construire pour ce motif » (Place Gre’net, 28/11/2018).

Avant que Brice Jimenez ne mette le nez dans cet imbroglio, Jean-François Burdet avait également attaqué le permis en justice « et [a] gagné à chaque fois ». Cet éleveur de brebis avait découvert un beau jour que le chemin qu’il utilisait depuis longtemps pour accéder à son terrain allait disparaître au profit de la clinique. « Malgré tous les recours, ils n’ont jamais arrêté la construction ». Un empressement qui a même entraîné un accident du travail, raconté par sa victime sur le site de la métropole en 2019 : « Lors de la première annulation du permis, j’étais maçon sur ce chantier. Il nous a été demandé de travailler les week-ends, jours fériés et de faire des heures supplémentaires afin de terminer cette clinique le plus rapidement possible. Je comprends mieux maintenant pourquoi ! Tous les corps de métier travaillaient en même temps. Il était prévisible qu’un accident pouvait se produire à tout instant, ce qui malheureusement a été mon cas. J’ai été projeté par la goulotte d’une toupie à béton sur plusieurs mètres et écrasé contre le mur. (…) Aujourd’hui, je ne peux plus travailler, je suis invalide, handicapé. Ma vie privée et professionnelle est détruite. »

Malgré cet accident tragique et l’illégalité manifeste de la construction, la mairie de Seyssins n’a jamais été inquiétée par les autres autorités. « La préfecture a toujours considéré que ce projet de clinique était d’intérêt général et donc pouvait outrepasser les lois » poursuit Jean-François Burdet. Les premiers clients sont arrivés, la clinique a commencé à tourner, en étant toujours hors-la-loi jusqu’à l’année dernière.
« Un peu avant les élections, un adjoint vient me voir pour me proposer d’abandonner les procédures judiciaires en m’assurant qu’en échange mes projets seront acceptés.  » Car depuis son arrivée, Brice Jimenez a beaucoup bossé, en défrichant notamment les neuf hectares de terrain. Dans l’idéal, il aimerait vendre une partie des terrains pour des projets immobiliers afin de financer son projet de ferme pédagogique et de camping à la ferme sur le reste. Mais selon lui, la commune lui a toujours mis des bâtons dans les roues : « J’ai proposé des projets immobiliers et des projets d’agriculture mais ils ne voulaient de rien. Ils préféraient que je rentre dans le sud-ouest.  » Alors quand on lui dit que ses projets vont être débloqués, il décide d’y croire, abandonne les procédures et procède à un arrangement à l’amiable avec la clinique. Quinze jours avant les élections municipales de 2020, et quatre ans après l’inauguration de la clinique, les permis de construire deviennent enfin légaux, pour la plus grande joie de la mairie.

Mais par la suite, rien n’avance pour les projets de ferme. Pour la mairie c’est parce que le projet n’a pas été bien ficelé : « Aucune demande complète et recevable n’a été déposée à ce jour. »

Et aussi parce que Brice Jimenez aurait « entrepris des travaux illégalement en zone rouge de glissement de terrain  », sur le chemin des grandes vignes. Si le propriétaire admet avoir fait des travaux, il assure qu’il s’agissait seulement du minimum qu’aurait dû faire la mairie : « J’ai arraché des buissons, pour eux c’est des travaux illégaux, pour moi c’est de l’entretien. » Selon lui, les risques de glissement de terrain sont nuls, la « zone rouge » ayant été récemment agrandie à la demande de la mairie. Les services de RTM (Restauration des terrains de montagne) de l’ONF (Office national des forêts) ont bien fait une étude dessus mais elle n’est pas publique, vu qu’elle a été réalisée pour le compte de la mairie, selon le responsable de RTM. 

Toujours est-il que suite à ce « danger », la mairie a publié un arrêté et bloqué l’accès au chemin des grandes vignes avec une grosse pierre au milieu, bloquant l’accès motorisé à Brice Jimenez et aux autres propriétaires. La famille Flatry ne peut ainsi plus accéder à son terrain, comme nous le confirme Patrice : « Dans une lettre, la mairie nous dit qu’on peut leur demander d’enlever le caillou si on veut accéder au terrain. C’est complètement ubuesque, vous imaginez faire venir un tractopelle à chaque fois qu’on veut y aller ? » Monique Ronin-Guelle, propriétaire de 6 400 m2, est également «  très en colère contre la mairie. On est toujours passé par là et là on peut plus !  »

Brice Jimenez a lui deux autres accès. Celui du haut est impraticable dès qu’il pleut, en plus de l’obliger à traverser des terrains qui ne lui appartiennent pas. Celui du bas est barré depuis plusieurs années par ses voisins ayant installé un gros portail surmonté d’une caméra, réservant l’accès aux habitants de ce lotissement, en privatisant complètement cette voie de passage.

« Je suis enclavé sur mon propre terrain  ». Un des nœuds du problème, selon lui, c’est que certains de ses voisins ont profité de l’absence de ses grands-parents pour faire des travaux d’agrandissement de leurs propriétés en empiétant sur la sienne, ce qui expliquerait les actes d’intimidation subis comme les voitures brûlées et l’hostilité manifeste à son égard. La maison à côté de la pierre barrant le chemin des grandes vignes, sur laquelle plusieurs caméras sont aussi apposées, déborderait ainsi sur sa propriété, en plus d’avoir été construite en pleine «  zone rouge  ». Depuis longtemps, ses demandes de bornage judiciaire – pour déterminer ce qui relève de sa propriété et de celles des autres – n’ont pas abouti.

Mi-mars, les carcasses de voiture avaient été enlevées. Restait environ 500 stères de bois, au moins 200 grands troncs coupés sur son terrain, insortables avec le chemin des grandes vignes coupé. Aux alentours, quelques petits abris pour les animaux parfois accueillis ici (ânes, brebis, chiens de chasse) et la maison qu’il a commencé à rénover, « sans autorisation  » selon la mairie. « C’est sûr, c’est pas du grand luxe, je bricole comme je peux face à l’hostilité, les voisins me traitent de gitan ». Les perspectives peinent à se déboucher. «  Vu que je l’ai attaquée sur la clinique, la mairie s’acharne sur moi  » veut croire Brice Jimenez. La mairie rappelle les actes «  illégaux » réalisés notamment sur l’agrandissement du chemin, assure que « toutes les recherches d’accords amiables ont échoué depuis 2014 » et annonce «  une procédure pénale en cours ».

Pour Jean-François Burdet, « l’arrivée de Brice les a contrariés dans leurs plans, ils devaient avoir d’autres projets immobiliers sur ces terrains qui valent de l’or. » Si la mairie assure n’avoir « aucun projet », Brice Jimenez entrevoit ce qui risque de lui tomber dessus : « Ils m’accusent de faire des travaux en zone rouge pour dire “voyez comme il est dangereux ce monsieur”, il faut qu’on préempte ce terrain.  »