Au Postillon, on regrette souvent que sur les questions autour du trafic de drogue à Grenoble, il n’y ait que le récit de la police, publié par l’intermédiaire du Daubé. On ne lit hélas jamais rien « de l’intérieur »… Jusqu’à ce qu’on reçoive votre livre, premier épisode (sur deux) de votre récit de vos années de dealer à Grenoble. Alors pourquoi avoir eu la bonne idée d’écrire là-dessus ?
Bien entendu qu’il n’y a pas de récits de l’intérieur : c’est un milieu où si tu parles, tu es considéré comme un traître ou un inconscient. Quand j’ai annoncé aux rares amis ayant dealé avec moi et que je continue à voir que j’avais écrit un livre, leur première réaction a été de s’inquiéter s’il y avait leur nom (tout ce que je raconte est vrai mais j’ai bien entendu changé tous les noms) ; la deuxième de me demander : mais pourquoi tu fais ça ? Ils ne voient pas vraiment l’intérêt… Moi j’ai voulu écrire sur une période qui a été très peu racontée : les années 1990 – 2000, où tout était assez artisanal mais déjà extrêmement développé, une époque charnière à plein de niveaux. Je ne me définissais pas comme dealer, mais comme « brasseur », qui vend avant tout pour rembourser sa consommation, faire quelques billets tout en ayant d’autres activités... J’étais néanmoins au cœur du « milieu » car mon parcours m’a amené à être en contact avec toutes les strates qui le composaient. Des gens comme moi, il y en a eu des centaines, des milliers en France mais presque rien n’a été écrit sur leur histoire. C’est aussi un témoignage sur une génération. Le deal s’est développé, ultralibéralisé, ubérisé et on a oublié d’où il venait comme si c’était un phénomène nouveau alors que c’est là depuis des décennies. Voilà ce que j’avais envie de raconter, et je l’ai fait en essayant de rester fidèle à la manière dont je voyais les choses à l’époque.
Est-ce qu’aujourd’hui il reste encore des profils comme le tien ou comme la plupart des autres personnages de ton livre, des « indépendants » vendant de la drogue sans être intégré à une grosse structure ?
Je ne suis pas très légitime pour parler d’aujourd’hui, je ne fréquente plus personne d’encore actif dans le deal. Mais je pense que les « indépendants » sont extrêmement rares, en tout cas dans les grandes villes, moi je raconte l’époque d’avant les « fours » [points de deal] et d’avant la possibilité de se faire livrer de la drogue chez soi.
Justement. Vous écrivez : « Je vous parle d’un temps où pour trouver de la drogue, il fallait connaître quelqu’un. Et c’est très bien que ce soit fini. » Naïvement, on aurait tendance à penser que ce n’est pas « très bien ». Que la « normalisation » du commerce de la drogue, avec ses « magasins » et ses « services livraisons » permettant de s’en procurer de manière complètement anonyme, a pour corollaire le développement de la violence potentiellement aveugle, avec des gamins payés pour shooter des personnes qu’ils ne connaissent pas pour des raisons qu’ils ignorent également...
Ce que je ne regrette pas, c’est la fin des rapports humains hypocrites. Comme dans tout rapport marchand, les relations qu’impliquaient le commerce de drogue à l’ancienne étaient biaisées, pourries par une proximité factice entraînant une curieuse comédie où tout sonnait faux, c’est aussi ce que je décris dans le livre. Au moins aujourd’hui les choses sont claires, on ne fait plus semblant d’être pote avec son dealer ou ses clients, de toute façon les deux parties n’ont plus besoin de se connaître, on achète ou se fait livrer comme pour toute autre marchandise. Le développement de la violence, c’est une autre question.
« L’ultralibéralisme n’a finalement pas que des mauvais côtés » écrivez-vous dans le livre où les comparaisons entre le commerce de drogue et l’économie capitaliste sont nombreuses. « Du shit à la haute-finance, l’économie est un sport de combat, avec mise à mort. »
Aujourd’hui, tout le monde s’offusque de l’ubérisation et de l’ultraviolence régnant dans le commerce de drogue, mais la logique économique qui les sous-tend est la même que dans le reste de la société. Le marché de la drogue est le poste avancé de l’ultralibéralisme, avec zéro régulation zéro contrainte. L’uberisation est planifiée et mise en place par les autorités dans des pans entiers de l’économie, c’est logique qu’elle se déploie aussi dans le deal. Je m’étonne que les politiques ne saluent pas le remarquable esprit d’entreprise de ces jeunes de quartiers populaires, qui rebondissent sans cesse et prennent en main un business que l’État n’a pas le courage de gérer officiellement. Peu importe les arrestations ou meurtres, les réseaux se réorganisent et « innovent » sans arrêt, se modernisent, se diversifient à l’international… Depuis quelques mois, si tu tapes « Mistral 38 » sur Google, tu tombes sur leur site de vente en ligne [1]. La drogue c’est le deuxième marché économique mondial et le seul qui fonctionne sans subvention et sans publicité... C’est bien que ça répond à une demande. Je ne fais pas de prosélytisme, c’est juste factuel, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de société sans drogue. La question c’est juste comment on veut, ou pas, s’en occuper collectivement.
« La majorité de mes amis ont vécu le deal comme une erreur de jeunesse, une passade que l’on oublie comme un amour de vacances. Moi ça a fini par me définir. Et j’en suis encore à l’écrire. » Vous racontez comment, malgré tout, vous êtes resté longtemps dans le deal et comment finalement les seuls mots qui « ont trouvé un écho en vous » pour entamer un « très long processus » pour sortir du deal ont été ceux d’un « parrain » grenoblois.
Je me suis beaucoup demandé pourquoi j’avais continué aussi longtemps. L’ennui peut-être… Et puis c’est l’un des rares trucs où j’étais en réussite. Effectivement, les paroles de cette figure du milieu m’ont marqué. Parce que c’est un univers où la légitimité vient avant tout de ce que tu as fait, le seul truc qui compte, c’est le palmarès. Alors quand j’ai eu accès au gars qui était au sommet de la pyramide, celui qui avait le plus gros « palmarès » de Grenoble et qu’il m’a conseillé de faire ce que je voulais mais de ne pas finir comme lui, ça a ébranlé quelque chose en moi. Je me suis dit « à quoi bon ? » si même lui semble vivre dans une prison en forme de regret. Après cette discussion, j’ai mis des années à arrêter, mais c’est ce qui a enclenché le processus.