Accueil > Décembre 2020 - Janvier 2021 / N°58

Dans la zone ça tire des fusées, pisté par les banalisés

Derrière les artifices

« C’est quand ils font le million », « C’est pour prévenir de l’arrivée de la police  », « Nan mais c’est pour Halloween  »... Depuis fin octobre, des feux d’artifice sont régulièrement tirés dans des quartiers de l’agglomération (Mistral, Alma, Abbaye-Jouhaux, Villeneuve, Village Olympique, à Échirolles, etc). À chaque fusée qui crépite au-dessus d’un quartier, les légendes urbaines se propagent comme des traînées de poudre sans que l’on prenne le temps de comprendre d’où vient la fumée. Le Daubé (16/11/2020) réussit même l’exploit de consacrer une double page aux artificiers les plus chauds de notre région sans jamais donner la parole à un ou une habitante de banlieue. Pour contrebalancer, un journaliste du Postillon a décidé d’aller s’y balader, en espérant remonter jusqu’au départ de l’incendie.

« On appelle ça des mortiers parce que la munition est chargée dans un tube, contrairement aux fusées qu’on allume au bout d’un bâton  » m’explique Mehdi [1], au pied de la galerie de l’Arlequin, à la Villeneuve de Grenoble. « On trouve ça facilement sur internet maintenant, tu commandes ça sur des sites belges ou hollandais et tu le fais arriver où tu veux. C’est 50 euros le bâton de 8 coups et 70 euros pour les plus gros.  »

Si l’on parle généralement de « mortier d’artifice », la confusion est souvent entretenue par les médias qui privilégient le simple terme de « mortier  » dans leurs titres. Bien que le nom fasse référence à la technique utilisée pour envoyer une munition, avouez que l’on pense plus volontiers à l’Afghanistan qu’à de la pyrotechnie à la lecture de ce mot.

« Au bout de quelques coups ça les fait reculer, c’est juste pour les faire fuir, raconte Mehdi. De toute façon eux ils sont en mode RoboCop, avec leur carapace. Personnellement je préfère prendre un feu d’artifice qu’un tir de LBD. » L’un a effectivement été pensé pour le plaisir des yeux, l’autre pour les crever.

Au-delà, les « violences urbaines  » sont systématiquement mises en avant alors que les violences policières dans les quartiers sont balayées sous le tapis. «  Il y a quelques semaines, je me suis fait contrôler par les flics qui ont fini par couper mes baskets avec une paire de ciseaux !  » raconte Foulad [2], 15 ans. « Moi, une semaine avant la rentrée, la BST [Brigade spécialisée de terrain] m’a frappée devant tout le monde à Grand Place, renchérit Célia [3], 17 ans, elle aussi de la Villeneuve. J’ai fini avec un coquard et une plaie à la tête.  » Les histoires comme celles-ci sont malheureusement banales, des générations entières étant ainsi brutalement sorties de l’enfance suite à un contrôle musclé (lire encarts).

Les brutalités policières ne constituent pourtant que la partie émergée de l’iceberg. « Quand les flics viennent dans le quartier, ils te parlent mal, ils te dévisagent, te regardent de la tête aux pieds, raconte Leïla, une habitante de la Villeneuve de 49 ans. L’autre fois, ils étaient cachés dans le hall à côté des boîtes aux lettres. Ils étaient accroupis avec tous leurs équipements, le flash-ball collé contre le corps, on aurait dit qu’ils étaient à la guerre ! J’ai dépassé la tête, ils m’ont fait peur donc j’ai crié et ils m’ont fait “Chuuut !” Du coup en partant je suis allée balancer leur planque aux jeunes du quartier.  » Asma [4], sa fille étudiante de 20 ans, poursuit : «  Y a toujours les flics dans le quartier. Entre la municipale, la nationale, la BAC… L’autre soir y’a la brigade canine qui est passée sous ma fenêtre, je les ai entendu dire “on va les attraper ces sales arabes... ”  » Cherfou [5] enfonce le clou : « 90 % des schmitts c’est des racistes.  » « Après y’a aussi des problèmes au quartier, poursuit Asma. Cet été on a enterré des gens, en cinq semaines y a eu six fusillades à cause de règlements de comptes. Puis y a quelques tensions liées au trafic entre la Villeneuve et Mistral ou la Villeneuve d’Échirolles qui s’appellent la Zup pour se distinguer de nous, mais ça va mieux maintenant chacun fait son truc dans son coin.  »

Je traverse ensuite l’avenue Marie Reynoard pour arriver au Village Olympique. Sur la place Lionel Terray, je rencontre une dizaine de personnes plus ou moins jeunes qui prennent du bon temps devant un snack. «  Les feux c’est une mode, ça excite les merdeux sur Snap’. Mais ça fait rien, puis les policiers ont tendance à faire des contrôles musclés, ils ont pas de pitié. La semaine dernière par exemple ils ont tapé un renoi en le traitant de sale noir et tout, raconte Kidou, un ancien habitant du VO aujourd’hui à Meylan. Dans le quartier y a je sais pas combien de nationalités et ça se passe très bien. Y a pas longtemps on a trouvé un Marocain de 22 ans sur la place, il dormait sur un banc. Tout le quartier s’est rassemblé et on lui a trouvé un appart’, une play, un vélo et même un petit malinois parce qu’il adore les chiens. On n’a pas regardé d’où il venait et on n’a pas attendu les services sociaux non plus. » Midou, 26 ans, complète : «  Ça faisait quatre mois qu’il n’avait pas pu parler avec ses parents donc on s’est débrouillé pour trouver le numéro de sa mère et un téléphone. » Arrivé d’Algérie il y a deux ans, Midou a également pu compter sur la solidarité du quartier : « J’ai fait toutes sortes de boulots au noir, des fois les patrons te font du chantage ou carrément ils ne te payent pas. Les policiers me demandent pourquoi je traîne avec les gens du Village mais heureusement que je les ai rencontrés sinon j’aurais fini à la rue et je me serais mis à voler. On est tous frères ici. »

Avant de poursuivre mon périple, je décide de plonger dans «  l’enquête » proposée par le Daubé (16/11/2020) sur les «  tirs de mortier ». J’y découvre une titraille lunaire à base de « Les gamins en face n’ont peur ni des flics ni de la justice  » ou encore «  la pandémie les met dans une situation de toute puissance  ». Luc [6], «  un flic de terrain grenoblois » se permet même : «  Les tirs de mortier, c’est un bon compromis entre les pierres et les balles réelles, finalement... » Les lecteurs n’y verront que du feu, les spécialistes en faits divers du Daubé étant décidément bien aveuglés par leurs collègues sources de l’Hôtel de police.

De l’autre côté de la rocade je tombe sur six copains posés non loin du Lycée Marie Curie, à Échirolles. « Personnellement je suis étudiant, je suis en master, je travaille j’ai un appart’, je paye des impôts et malgré ça quand je vois une voiture de police je me sens pas forcément en sécurité, raconte Centaure [7], 23 ans. Après je fais partie des gens qui pensent qu’il ne faut pas généraliser, j’ai déjà eu affaire à des très bons policiers, à des contrôles qui se sont très bien passés. Des fois ça se passe mal, y a des policiers qui nous provoquent. Dans notre entourage on voit des copains aller en prison pour des défauts de permis, pour des outrages à agents, pour des choses futiles, des gens qui déjà de base n’ont pas grand-chose.  »

C’est le cas de son ami Thanos [8], 24 ans, qui est récemment sorti de quatre années derrière les barreaux pour des vols. «  J’ai fait 18 demandes d’aménagement de peine, ils m’ont jamais laissé sortir, soupire-t-il. Moi, ces dernières semaines je peux pas te dire pourquoi il y a tous ces feux d’artifices parce que je suis en semi-liberté. De toute façon, c’est normal y a rien qui va changer, si t’es en bas tu restes en bas et si t’es en haut tu restes en haut. Pour que ça change faudrait qu’on ait du boulot pour commencer. Regarde là, sur six y en a un ou deux qui travaillent, le reste on fait quoi ? 9 heures du matin tu fumes pour faire passer tes mauvaises pensées. Sinon tu vas faire quoi ? Tu vas regarder les gens passer en Porsche, en voiture, les gens manger, s’habiller bien devant toi, ils font des snaps en vacances… Et toi t’es là t’as rien. Et déjà que t’as rien on vient t’agresser encore ? C’est pour ça qu’après c’est la haine qui te parle directement, donc feux d’artifice, cailloux...  »

Une agression policière parmi d’autres

Sur Snapchat, je suis tombé sur la vidéo d’une interpellation violente d’un jeune homme au quartier du Lys Rouge à Grenoble le 5 novembre dernier. J’ai retrouvé A., 23 ans, qui a accepté de me raconter son agression par la BST (Brigade spécialisée de terrain).

« J’avais une attestation pour aider ma grand-mère qui habite dans le coin. Vu que je viens pas d’ici, quand elle a plus besoin de moi dans la journée je vais faire mon sport dans le quartier, je profite un peu du dehors car je suis sorti de prison y a pas longtemps. Donc j’étais là, sur la place, et je vois arriver la police en tenue antiémeute qui me fonce dessus, limite ils me quillent avec le Trafic, ils peuvent me briser les jambes. Je me mets à courir, je plaide coupable, c’est un délit de fuite, mais voila j’avais peur qu’ils me frappent ou qu’ils me mettent une amende qui pourrait me faire retourner en prison. Donc je me mets à courir et je vois un groupe de gens qui ne bougent pas, je me suis dit qu’ils allaient les contrôler et donc je tente de faire le tour du bâtiment par une petite allée pour qu’ils s’occupent d’eux et me laissent tranquille. Je suis allé me cacher dans ce chemin et je me suis accroupi le temps de reprendre mon souffle. Malheureusement un des policiers m’a vu et m’a suivi. Il arrive deux secondes après et il me dit « Tu fais quoi là, tu vas où !? Tu vas pas bouger fils de pute ! » en me mettant un coup de gazeuse à 10 cm dans le visage et plusieurs coups de pied. Ensuite il a appelé du renfort et vu ce qu’il m’avait déjà fait, je me suis dit «  faut que je sorte sinon je suis mort, personne ne va me voir  ». J’arrive donc à me relever, je le pousse, je m’enfuis vers la route et un voisin commence à filmer. Vu que j’étais mort du sprint et de la gazeuse il arrive à me rattraper, me pousse, et je tombe contre des barrières de chantier. Ensuite, on le voit sur la vidéo, il me remet un coup de gazeuse au visage alors que je suis à terre. Et là je suis au sol, j’arrive plus à respirer et je dis au policier «  je vais enlever toutes mes couches » en retirant mon bonnet et mon masque imbibés de gaz. Lui s’en fout, on voit sur la vidéo qu’il me remet un coup de pied en criant « Reste là j’t’ai dit ! » Ils m’ont ensuite embarqué dans le fourgon, menotté comme si j’avais fait un crime et ils ont continué à me mettre des coups et à m’insulter. Au commissariat ils m’ont aussi frappé même devant la caméra de la cellule de garde à vue. À la fin y a un OPJ (Officier de police judiciaire) qui vient me voir, il avait du mal à rentrer dans la cellule, ça lui piquait les yeux de loin tellement j’étais gazé. Il me dit en gros «  C’est bon on a fait les vérifications y’a rien pénalement à vous reprocher vous pouvez partir » donc voilà ce que c’est les vérifications en 2020 dans les quartiers en France… C’est pas la première fois qu’il m’arrive ce genre de chose, même en prison. À chaque fois on me dit que je devrais porter plainte. Mais je sais très bien que ça sert à rien, déjà si on veut que ça aboutisse un minimum il faut prendre des bons avocats parce que les commis d’office ont pas envie de faire ça. Puis si ça va plus loin après ils saisissent l’IGPN [Inspection générale de la police nationale] et on voit bien qu’ils sont pas impartiaux. Même lorsque les policiers tuent des gens ils prennent un, deux mois avec sursis ou une mise à pied. Donc déjà que je pars perdant, si je veux que ça aboutisse il faut que je mette des sous alors que j’ai pas un euro. Puis ce qu’il m’est arrivé c’est banal, on voit ça tous les jours dans les quartiers, ils nous menacent, nous insultent, ils sont violents… C’est peut-être pire avec le confinement parce qu’il y a moins de témoins potentiels mais de toute façon ces choses ils les font toute l’année, ils attendent que ce soit la nuit ou ils nous emmènent dans des endroits loin des regards. »

Brutalisés à l’heure du goûter

Mardi 3 novembre dernier, deux élèves du collège Vercors ont été violemment interpellés par des policiers alors qu’ils ne portaient pas leur masque. Soutenues par l’équipe enseignante, les familles des victimes ont décidé de porter plainte.

À la sortie des cours vers 16h30, Abderrahmen, Younes et deux copains décident d’enlever leur masque qu’ils portent toute la journée. « On est passés devant une camionnette de police, un d’eux nous a dit de mettre notre masque. On les sort pour les mettre et on voit qu’ils commencent à appeler des renforts et à nous suivre donc on s’est mis à courir » raconte Abderrahmen, 13 ans au moment des faits. «  On s’est dirigés vers le parc Émile Romanet en face du collège et là il y avait déjà trois policiers en train de chercher des stupéfiants » poursuit Younes, 14 ans. « À ce moment là un policier m’attrape, me met deux balayettes et je tombe au sol  », affirme Abderrahmen. L’agent le maintient ensuite au sol en lui écrasant le dos avec le genou avant de le relever en tirant violemment sur sa capuche. «  Ils lui ont aussi mis des coups de pied » se souvient Younes qui se fait également interpeller : « Un policier débarque de derrière un buisson et me dit “Si tu bouges t’es mort !”. Ensuite il m’a attrapé et m’a mis un coup de genou dans la hanche droite avant de me faire une clef de bras. Après ils nous ont emmenés à l’écart  » poursuit le collégien. «  Là, ils étaient très énervés, ils nous ont dit “Vous avez cru que vous alliez nous niquer !? Vous voulez qu’on vous mette dans une cave !?”  » se remémore Abderrahmen. «  Ils nous parlaient très mal, ils nous disaient des insultes » abonde Younes. « Ensuite ils ont pris nos carnets et nous ont demandé où on habitait et où on était nés, avant de nous laisser partir. Abderrahmen avait très mal, il saignait des deux genoux et il avait le pantalon déchiré, se remémore le collégien. Il tremblait de partout et il était tout jaune. » « Quand je suis rentré chez moi, j’étais choqué » confirme Abderrahmen. « Quand mon fils est rentré à la maison j’ai vu qu’il avait mal, qu’il avait des traces rouges et des bleus sur la hanche. J’ai pleuré pour lui, il arrivait pas à dormir.  » se souvient Smail, le père de Younes. «  Les jours suivants je ne passais plus par le parc, j’étais un peu traumatisé » confie le garçon : « J’avais pas cette image de la police, je croyais qu’ils étaient là pour nous protéger. Maintenant quand je les croise j’ai peur d’eux et je me cache.  »

Le lendemain, les deux copains parlent de leur agression à des professeurs de l’établissement. Choqués par leur récit, ils décident de se mobiliser pour aider les élèves et leurs familles. Une partie d’entre eux les accompagnera le dimanche suivant à l’Hôtel de police afin de déposer une plainte pour violences sur mineurs. « Au début on ne comptait pas porter plainte car on ne connaissait pas la procédure  » racontent les parents de Younes. « Je remercie vraiment tous les professeurs et toute l’école de nous avoir aidés » poursuit Smail. «  C’est pas normal ce qu’ils ont fait, ils sortaient de l’école avec leur cartable ça se voit que c’est pas des jeunes qui vendent de la merde. Je sais pas si ils ont fait ça à cause du racisme parce qu’on est arabes mais ils ne se seraient pas comportés comme ça avec leurs propres enfants  », affirme-t-il avant de poursuivre : « Ça fait deux semaines qu’on a déposé la plainte et on a toujours pas de nouvelles. Par contre on a reçu l’amende pour le masque... »

Notes

[1Ce prénom a été modifié.

[2Ce prénom a été modifié.

[3Ce prénom a été modifié.

[4Ce prénom a été modifié.

[5Ce prénom a été modifié.

[6Ce prénom a été modifié.

[7Ce prénom a été modifié.

[8Ce prénom a été modifié.