Accueil > Printemps 2019 / N°50
Émeute à Autrans en 1848
De quel bois on se chauffe
Vivotant encore paisiblement sur la rente de l’or blanc, les montagnes autour de Grenoble abritent plus de pulls rouges que de gilets jaunes. Pas de révolte populaire en vue, la préoccupation étant plus d’attirer de riches clients que de lutter pour la justice sociale. C’était pas la même ambiance il y a deux siècles. À Autrans, par exemple, les habitants ont été dépossédés de l’utilisation libre des forêts suite à leur contrôle de plus en plus coercitif. La tension monte jusqu’en avril 1848, où une « foule haineuse » provoque une émeute dans le village.
En 1848, Autrans est une petite commune du Vercors où la majeure partie des habitants sont des petits paysans cultivateurs ou laboureurs qui vivent essentiellement de l’agriculture et du pastoralisme. Le bois des forêts est une ressource fondamentale pour la vie quotidienne de bien des familles : construction, outillage, fourrage pour les bêtes...
Mais les autorités locales s’attachent petit à petit à limiter et sanctionner ces utilisations. Dès 1827, l’État met en place un Code forestier. Ce Code réglemente drastiquement et sévèrement les usages de la forêt et les coupes de bois, allant jusqu’à des amendes et des peines de prison ferme pour les délits d’utilisation les plus graves. Au XIXème siècle, c’est la Révolution industrielle et donc de l’accaparement des forêts par les élites locales.
Dans les années 1840, la population d’Autrans et des cantons alentour augmente considérablement. En parallèle, la forêt nécessaire aux agriculteurs est de plus en plus contrôlée alors qu’elle est une ressource pour la vie quotidienne. Pendant toutes ces années il y a une forte hausse de la délinquance et des condamnations.
Les « délinquants » sont ceux qui prélèvent quelques morceaux de bois avant tout pour survivre, se chauffer, refaire leurs maisons, parfois pour de la revente. Plusieurs générations du Vercors ont été marquées par la « répression forestière » en voyant leurs besoins de bois contrariés et exploités. En dehors des questions politiques de propriété individuelle ou collective, les habitants se voient dépossédés de ce qui leur revenait de droit (la forêt et son exploitation).
En 1848, à Paris c’est la Révolution. S’il est difficile d’affirmer que ce qui se passe à la capitale a une répercussion directe sur les contrées lointaines des Alpes, un groupe de paysans va néanmoins se révolter.
Cette « révolte des forêts » d’Autrans dure plusieurs semaines. Le 2 mars, un brigadier forestier est victime de violences et « d’outrages » de la part d’habitants. Le 18 mars, une commission municipale composée de petits propriétaires qui n’ont plus accès au bois est nommée. Le lendemain, une pétition signée par 110 personnes « tous amis de l’ordre, vrais patriotes, citoyens libres et énergiques » au préfet pour dénoncer « l’autorité municipale dans l’inertie qui refroidit le zèle des vrais patriotes » est lancée. Le 23 mars, le maire est menacé et victime de violences, et quelques jours plus tard il démissionne.
Le 2 avril est une sorte d’acte I de la révolte, des habitants du village commettent des agressions contre deux gardes-forestiers, chargés de l’administration et de la surveillance des forêts. Le premier « aurait été renversé à terre, foulé aux pieds et son uniforme déchiré et souillé de boue ». Il finira par trouver refuge dans une maison. Le second « paraît avoir été également fort maltraité et poursuivi quelques instants à coups de pierres alors qu’il s’est enfui dans les bois ».
Le 7 avril, mis au courant de ces événements, une troupe de 80 hommes est envoyée depuis Grenoble sur les ordres du préfet pour arrêter ceux qui avaient « maltraité » les gardes. C’est ce jour que tout va « s’embraser ».
Les troupes réunissent les prisonniers pour les escorter et les sortir du village, « les arrestations opérées sans bruit et avec beaucoup de précautions n’avaient rencontré aucune résistance, le village d’Autrans présentait l’aspect le plus calme », nous apprend le rapport du substitut du procureur du 9 avril 1848.
« Le tocsin sonne à toutes volées », « l’un des prisonniers criait lui-même à ses camarades d’aller sonner le tocsin ». Rapidement le bruit des arrestations se répand dans le village d’Autrans et un rassemblement se forme sur la place : Le rassemblement est de plus en plus important et c’est maintenant « une masse d’hommes armés de bâtons [qui suit] les troupes et à la sortie du village essayent en se dressant contre elles de délivrer les prisonniers ».
L’attroupement formé par les hommes du village va tendre une embuscade à la troupe un peu plus loin… Une première fois, la police leur demande de cesser les troubles et de faire marche arrière. Mais les paysans solidaires des prisonniers tiennent bon et chargent une deuxième fois en jetant sur les troupes divers projectiles (bois, cailloux...). « Le capitaine avait eu la précaution d’espacer ses hommes afin qu’ils pussent éviter plus facilement les pierres » Sur les policiers s’abat une « grêle de pierres ». Un cheval est blessé.
« Les prisonniers eux-mêmes sur leur demande furent placés en avant et crièrent à leurs camarades de ne plus se livrer à ces actes de violence. Mais leurs paroles comme celles des officiers n’amenaient aucun résultat pacifique... » Face à ces paysans armés de bâtons et de cailloux « il fallut repousser par la force et quelques coups de fusils tirés d’abord en l’air et au hasard puis sur les assaillants forcèrent enfin ceux-ci à abandonner leurs positions ». à la suite des coups de fusils, le groupement de paysans est dispersé et les prisonniers peuvent être escortés jusqu’à Grenoble.
Pour faire revenir le calme et la raison partout, le substitut du préfet demande à la troupe de le suivre mais celle-ci craint de se voir à nouveau prise en embuscade. « Tous les hommes se trouvant sur pieds depuis 16 heures et ayant été exposés toute la nuit à la pluie, étaient épuisés de fatigue et de faim et hors d’état de continuer la marche et surtout de soutenir une lutte. »
Finalement, l’ordre et le calme sont rétablis : « L’énergie déployée par la troupe de ligne et la gendarmerie a suffi pour faire comprendre aux habitants d’Autrans que le désordre ne serait pas toléré et qu’il fallait se soumettre. » Parmi les « perturbateurs » on compte deux blessés dont François Morel décrit comme « fort mauvais sujet » car il a la réputation d’être plus ou moins lié à des familles de délinquants. Le préfet décrit dans son rapport les hommes qui ont pris part aux affrontements comme des « malheureux emportés par un moment d’erreur »…
Le 17 mai 1848 les « malheureux » sont jugés au tribunal correctionnel de Grenoble. Dans cet extrait de jugement, on remarque que tous les inculpés exercent la profession de cultivateur et ont une quarantaine d’années en moyenne. Ce sont de jeunes hommes qui avaient probablement besoin de la forêt comme ressource, mais ils ne sont pas tant inculpés pour avoir prélevé illégalement du bois que pour avoir participé aux affrontements du 7 avril. Le chef d’accusation retenu contre eux est « délit de rébellion ».
à la logique collective qui s’était formée au mois d’avril, le tribunal répond par des sanctions individualisées pour éviter un élan de solidarité qui se formerait à nouveau face à une sanction commune. Certains sont condamnés à des amendes, d’autres à de la prison ferme. La justice veut marquer les esprits, pour que les habitants ne fassent plus feu de tout bois. Depuis deux siècles, la répression est toujours la première réponse des autorités à l’injustice sociale, aux abords des rond-points comme près des sommets.
La majeure partie de ces informations est tirée des travaux de Gilles Della-Vedova, historien.