Accueil > Décembre 2017 / N°43
« C’est sur cet apartheid invisible que j’avais envie d’écrire »
Et pourquoi pas parler de littérature ? Au Postillon, ça ne nous est jamais arrivé. Cet automne, on est tombés sur deux bouquins particulièrement touchants. Le premier, Encore vivant, de Pierre Souchon, a pour seul défaut d’être en dehors de notre ligne éditoriale – il ne parle pas du tout de Grenoble. Par contre, le second a en partie pour décor notre chère cuvette grenobloise. Et en plus il brasse plein de sujets rarement évoqués : les « prolos blancs », les rêves d’une jeune fille qui « aspirait sincèrement à une ascension sociale », les affres de l’université et du prolétariat moderne, les désillusions à propos de « l’égalité des chances ». On est donc allés poser quelques questions à Marion Messina, dont le premier roman Faux départ vient de sortir aux éditions Le Dilettante.
Ton livre a pour personnage principal une jeune fille, Aurélie, issue comme toi de « la France d’en bas, dans la banlieue grise, mais celle qui ne s’en sort pas trop mal ». À Grenoble, j’ai l’impression que c’est une catégorie de population assez importante, mais dont on n’entend jamais parler. La plupart des médias qui évoquent Grenoble vont parler soit des winners start-uppers et des labos, soit des dealers et des règlements de compte. Même nous au Postillon, on écrit surtout sur les élites - pour les critiquer - ou sur les « vrais » pauvres, ceux qui dorment dehors - pour les défendre. Mais on évoque rarement la classe dont tu parles, aussi parce que c’est difficile de la rencontrer.
Ce sont des gens qui ne font pas parler d’eux. Quand on est pauvre, on s’excuse presque toujours d’exister, on ne veut pas prendre de place et on craint de se faire remarquer. C’est une définition bien entendu complètement biaisée de « l’humilité ». On oublie ces gens aussi parce qu’ils vont vivre de plus en plus loin. Quand j’étais jeune, j’avais l’impression qu’il restait pas mal de prolos blancs à Saint-Bruno ou Fontaine, par exemple. Aujourd’hui je crois qu’il y en a de moins en moins, ou qu’on les voit de moins en moins en tous cas. Aujourd’hui qui parle des prolos blancs, à part Soral et le Front national, qui en ont fait leur principale proie électorale ? En France, on est en train de faire les mêmes erreurs qu’aux États-Unis, où ces prolos blancs, historiquement de gauche, se sont mis à voter Trump.
J’avais envie de parler des prolos blancs, parce que j’ai de l’affection pour eux et tous mes souvenirs de jeunesse, mais pas en opposition aux autres. Dans l’immeuble où j’ai grandi, il y avait des prolos blancs et des chibanis qui allaient se poser sur les bancs dès qu’il y avait un rayon de soleil, ils y restaient toute la journée et regardaient les gamins jouer. On était ensemble, il n’y avait pas de problème.
Tu as pourtant des propos assez durs dans le bouquin sur les parents d’Aurélie, ces fameux prolos blancs.
Oui, car ce que je vois, c’est surtout un délabrement intellectuel de ces gens-là, et ça m’attriste. Dans ma jeunesse, mes parents avaient une certaine dignité, ils parlaient un français très correct, m’incitaient souvent à aller trouver des réponses dans le dictionnaire, sortaient au centre-ville. Ils avaient encore un esprit revanchard, une volonté de tirer leurs enfants vers le haut, qu’ils n’ont plus.
Maintenant, ils ne sortent presque plus, ou alors pour aller à un restaurant de zone commerciale, et ils parlent de plus en plus comme à la télévision. Il faut dire que la télévision a évolué vers le pire aussi. Dans les années 1980 il y avait moins de déversement d’inepties. Avant, mes parents regardaient Apostrophes [l’émission littéraire de Bernard Pivot], maintenant c’est plutôt Les reines du shopping.
C’est une catégorie sociale à qui on peut jeter de la poudre aux yeux très facilement, c’est ce que je raconte dans le bouquin : quand Aurélie bosse à la Défense ou sur un plateau télévision, ses parents ont l’impression qu’elle a réussi alors que c’est juste une hôtesse d’accueil exploitée et mal payée. Quand j’étais jeune, j’ai eu la chance de profiter d’activités artistiques gratuites parce que j’étais pauvre. Maintenant j’ai l’impression que les prolos ne vont même plus avoir l’idée d’inscrire leurs enfants à ce genre d’activités. Ce prolétariat a en quelque sorte capitulé et se laisse dicter sa conduite par le petit écran. Avec mon livre, je veux faire réfléchir sur cette capitulation.
Dans ton livre, Aurélie fait une première année d’étude sur le campus de Grenoble, qu’elle rate. « Après deux heures de ce premier cours “magistral”, Aurélie s’était sentie comme une vierge récemment déflorée, incapable de réaliser qu’une chose longtemps fantasmée puisse être aussi insipide, inutile et interminable », écris-tu. Toi aussi, tu as fait des études sans les finir, et pourtant à 27 ans, tu sors un premier roman, qui a été largement apprécié par la critique nationale. Moi j’ai fait trois ans de Sciences-Po, mais en sortant j’avais l’impression d’avoir désappris à écrire : je n’arrivais plus à écrire autrement que de cette manière universitaire, chiante et illisible pour les gens normaux. Il m’a fallu du temps pour me déformater. Penses-tu qu’on apprend mieux à réfléchir, lire, écrire, loin des amphis ?
À l’université, il y a une ambiance festiviste qui déconnecte de la réalité. On ne se rend pas compte de la manière dont on est conditionné. Certains étudiants ont l’impression que sans statistique et sans bibliographie on ne peut rien dire, donc tout ce que dit le simple quidam va être déconsidéré. Cela contribue aussi au sentiment d’illégitimité que ressentent les classes populaires pour parler d’elles et défendre leurs propres intérêts.
Dans mon roman, Aurélie attend vraiment que l’université soit son starting-block, que ça lui permette de s’émanciper socialement. Elle voulait vraiment avoir le droit à un ascenseur social, et elle s’est rendu compte qu’elle avait le droit à un marche-pied Ikéa vers la précarité. Elle s’imagine rentrer dans un temple d’érudition, et en fait il n’y a rien de stimulant. En fac de droit, les plus conformistes et besogneux sortent leur épingle du jeu, ils apprennent par cœur des lois et des normes sans pouvoir les remettre en question. Et effectivement, rester trop longtemps dans l’enseignement pseudo « supérieur », c’est un frein à l’épanouissement intellectuel, c’est un exercice de conditionnement terrible. Au bout de quelques années, on finit même par y acquérir la conviction qu’il n’y a qu’à l’université qu’on peut apprendre, que le savoir empirique est un savoir de seconde zone.
J’avais vraiment le souci de déconstruire le mythe de l’égalité des chances. Ceux qui vont glander à la fac, c’est ceux dont les parents peuvent payer le loyer. Pour les fils de pauvres, la bourse maximum est à 400 € par mois, tout juste de quoi se payer un studio. Donc quand tes parents ne peuvent pas te financer, que tu es obligé de travailler si tu ne loges plus chez eux, tu ne pars pas avec les mêmes chances. à Paris j’ai vu des enfants d’ouvriers qui avaient regardé la Star’ac, et qui pensaient que le travail suffisait pour percer dans la chanson, alors qu’ils partent avec beaucoup moins de chances de réussir que les fils de. Ce mythe de l’égalité des chances est une chimère et met des faux rêves dans la tête de certains pauvres, comme mon personnage Aurélie. Dans ce pays, il y a des univers parallèles, des milieux sociaux qui ne se croisent jamais. C’est sur cet apartheid invisible que j’avais envie d’écrire.
« Elle avait toujours aspiré à quitter Grenoble, cette cuvette de grisaille, cette verrue coincée entre trois massifs dans lesquels une infime partie de la population se rendait régulièrement ». Tes mots sur ta ville natale sont assez durs, presque autant que ceux du jeune Stendhal. Pourtant tu es finalement revenue y vivre. Alors tu aimes cet endroit ?
Je suis attachée à Grenoble, j’y vis presque par loyauté, mais l’aspect « Smart city » qui se met en place me déprime autant qu’il me révulse. En ce moment, j’ai un boulot alimentaire, je fais la bonniche administrative sur la Presqu’île. Et en même temps je découvre les écrits de Pièces et Main d’Œuvre : c’est comme si je lisais Malcom X dans un champ de coton. Ils racontent bien la manière dont les Grenoblois se font presque chasser de leur ville par les ingénieurs et les « créatifs ». J’ai l’impression que la ville est de plus en plus faite pour eux. Je ressens ça très fortement. Il y a des nouveaux lieux qui ont été conçus pour eux : il y a par exemple de moins en moins de cafés comme celui-là [on est au Provence, à l’Estacade], et de plus en plus de bars à chats ou de cafés hipster avec des prises un peu partout parce qu’aujourd’hui on doit pouvoir recharger son portable n’importe où, le Mac est un accessoire indispensable pour boire un café. Tous les programmateurs de la smart city se ressemblent. Le multiculturalisme au Polygone, c’est quelque chose de très concret. Tu peux croiser un chercheur taiwanais, indien, français ou américain, mais ils sont pareils. C’est une race à part entière : ils parlent tous le même globish et, bien sûr, ils aiment tous l’agriculture biologique. Alors il y a une Amap sur la presqu’île, où ils vont chercher leurs légumes tous contents, tandis qu’ils s’efforcent de bâtir un monde complètement artificiel, hors-sol et inhumain.
Tu aimerais justement bien être paysanne...
Il y a quelques années, je me suis rendu compte que je ne savais même pas comment poussait une carotte. J’avais toujours vécu à Grenoble, puis dans deux mégapoles, et j’ai réalisé que je n’avais jamais bu du lait cru ou nourri les poules. Je me suis sentie déracinée, pleine d’un savoir idiot et d’une culture cosmopolite faite de bric et de broc. Le retour à la terre, c’était retrouver une colonne vertébrale. Même si un jour j’aurais peut-être pu avoir un bon poste dans ce système, ce système est vicié : manger des vrais produits est devenu un privilège de caste. J’ai découvert Rabhi ; avec le temps on se détache du personnage, mais la première fois qu’on l’entend il contribue au changement personnel de paradigme. J’ai découvert les cafés paysans, qui étaient organisés à l’époque dans la librairie Antigone, et puis j’ai validé un BTS agricole dans l’Orne ; où je me suis rendu compte que la réalité de l’agriculture aujourd’hui était aux antipodes de mes fantasmes paysans... J’aimerais reprendre une ferme, mais la pression foncière est terrible dans le coin. Il y a une vraie hypocrisie sur la question agricole. On a l’impression que tout le monde soutient les petits paysans, mais presque personne ne fait rien pour le principal problème : l’accès à la terre. Ouvrir de grands magasins de producteurs avec panneaux photovoltaïques ne va pas résoudre le problème quand deux cent fermes disparaissent par semaine ! Le problème ce n’est pas les débouchés mais la production, qui n’est pas encouragée et contribue à maintenir le bio dans une niche avec des produits inaccessibles à l’essentiel de la population. En tant que paysanne, je n’aspirerai pas à nourrir une caste parisienne ou citadine branchée, mais mon voisin.
Ton bouquin est assez sombre, très acerbe sur notre époque. « En passant devant les vitrines des voyagistes, elle pouvait sentir son cœur se serrer. Elle avait grandi avec Tintin et les Alexandre Dumas, on lui demandait de devenir femme avec Morano. L’aventure et l’imprévu laissaient la place à l’extrême planification, à l’angoisse du lendemain, les roads trips avaient disparu au profit des stages de prévention, des spots télévisés de sécurité routière peuplés d’enfants aux destins et à la nuque brisée, il ne fallait plus faire l’amour sans connaître les antécédents du partenaire sexuel, le moindre aspect de l’existence semblait réglementé par un contrat et régi par un renoncement profond. L’obsession était à la sécurité, le découragement et la lassitude emplissaient les poumons que l’État voulait protéger des méfaits du tabac ».
J’ai un regard très désabusé sur la France d’aujourd’hui, mais j’ai également beaucoup d’espoir. Cela peut sembler paradoxal, mais je pense que nous sommes une génération pleine de ressources, à la croisée des chemins. À mon sens il vaut mieux avoir vingt ans aujourd’hui que dans les années 1980. Ma mère est arrivée juste après les Trente Glorieuses, elle a bossé au Smic toute sa vie, et elle va toucher une toute petite retraite qu’elle va sûrement devoir compléter en continuant à travailler. Mes parents et leur génération me font de la peine : ils ont subi leur époque, et comme certaines choses semblaient fonctionner ils n’ont pour la plupart rien remis en question, hormis des marginaux qui forcent aujourd’hui le respect. Pour nous c’est très différent, un grand nombre de mythes s’effondrent sous nos yeux : celui du capitalisme, de l’accès à la propriété, de l’égalité des chances, etc… Alors j’ai l’impression qu’il peut se passer plein de choses. Je crois très fort au réseau et à la communauté pour l’avenir. Je pense que ce sont des organisations collectives qui permettront à des gens sans grands moyens économiques de faire garder leurs enfants, trouver des meubles, manger bio en court-circuitant les réseaux de distribution. Bref, vivre !