Accueil > Printemps 2019 / N°50

Des ronds-points au parking

« C’est gratuit quand on est là ! »

À Grenoble et dans la région, en cette fin d’hiver, les manifestations de gilets jaunes regroupent moins de monde qu’auparavant et les cabanes aux ronds-points se raréfient (celle de Voreppe a été détruite par la gendarmerie, celle de Saint-Martin-d’Hères a subi deux tentatives d’incendie). Pourtant, loin des images émeutières parisiennes, des gilets jaunes continuent à faire exister des moments d’humanité et de solidarité. Depuis le mois de mars, certains se relaient à l’hôpital « couple-enfant » de La Tronche pour dénoncer les prix exorbitants du parking.

« Sur ce parking, ils sont venus qu’une seule fois nous emmerder. Mais à sept camions de CRS quand même. Ils nous ont encerclés, contrôle d’identité et tout le tralala. » C’était le 2 mars après une manif, la première fois où des gilets jaunes sont venus à l’hôpital. Leur volonté était de dénoncer les tarifs prohibitifs du parking « couple-enfant » de l’hôpital Nord, géré par la multinationale Effia et le « racket » de parents d’enfants malades n’ayant pas d’autre choix que de venir se garer ici.

Depuis, les barrières sont régulièrement relevées et les tickets récupérés par les gilets jaunes. Le matin ils sonnent à l’interphone pour annoncer leur présence, les agents d’exploitation du parking lèvent les barrières sans contester. Ensuite, ils s’occupent de mettre en place des pancartes pour avertir les gens de ne pas payer. « C’est le jeu du chat et la souris, on met les affiches et les agents les enlèvent... Mais là j’ai mis du scotch partout, s’ils arrivent à mettre leur carte bleue c’est que c’est des acharnés » explique Kylian (1) qui s’en est occupé ce matin-là. « En moyenne on fait 200 tickets par jour » m’indique Hervé qui vient dès qu’il a un temps de pause. Il se réjouit : « Macron, avec ses idées à la con ils nous a tous réunis, maintenant il peut aller se faire foutre ».

Ils sont en moyenne une dizaine, certains restent toute la journée, d’autres quelques heures. « On a choisi de venir ici parce qu’on ne peut plus aller à Voreppe depuis qu’ils ont détruit toutes les cabanes mais aussi parce que c’est plus facile à gérer ici. En plus, ça donne de la visibilité dans Grenoble » m’explique Martin, étudiant en histoire. Pour les patients, la présence des gilets jaunes semble être un soulagement, le prix du ticket variant de 3,20 euros les deux heures jusqu’à 35 euros les huit heures. Un couple savoyard s’approche pour discuter avant de partir, ça fait sept ans que leur enfant est malade et ils doivent faire des séjours de trois jours tous les mois. « Maintenant entre le prix des soins, du voyage et du parking, on s’en sort pas... On ne peut que vous remercier infiniment, vous faites vraiment quelque chose qui nous aide parce qu’ils nous font les fonds de poches. Pour eux ça ne représente rien mais pour nous c’est autre chose. » Bien qu’il existe des tarifs spéciaux pour certains cas, Julie n’arrive pas à comprendre : « Pourquoi ils ne font pas des tickets gratuits aux gens qui viennent pour des soins ou pour des visites et d’autres payants pour ceux qui ne viennent pas à l’hôpital ? Ils disent que la technologie c’est super, mais là, ils savent plus s’en servir. »

Malgré les conflits récents internes aux gilets jaunes et la révocation du porte-parole Julien Terrier, l’ambiance est détendue sur ce parking. Deux filles me parlent de leur rencontre à Voreppe. « Depuis on ne se quitte plus, elle est comme moi, Julie ! » Elles rigolent en racontant : « L’autre jour, on tombe en panne en voiture avec Emma, et là je lui dis : “Mets ton gilet jaune on est obligées”. Nos gilets étaient marqués “nique les taxes” avec des fucks de partout, c’était un carnage. » Le samedi suivant, le 23 mars, elles prévoient de manifester, même si ce sera la dernière pour Julie. « Mes gosses ne veulent plus que j’y aille, ils ont peur pour moi parce que je flippe pas d’être devant. »

Pas que les économies qui font du bien

Jérémy accueille les automobilistes devant les barrières. « Tu vois ça c’est super, tu prends un peu des nouvelles des patients et les gens repartent avec le sourire. Déjà qu’ils viennent pas tous pour d’heureuses nouvelles c’est bien de leur dire un mot gentil. » Une mamie qui donne son ticket est touchée que l’on prenne des nouvelles de sa petite fille hospitalisée suite à un cancer. « Cette dame, on la voit souvent et ça la réconforte qu’on lui demande si ça va » m’explique le gilet jaune.

Durant l’après-midi un mec d’une trentaine d’années débarque en demandant les prix du parking. « C’est gratuit quand on est là ! » répondent enthousiastes les gilets jaunes. Il papote avec Michel en lui expliquant qu’il soutient la cause mais qu’il ne peut pas s’investir plus : « Avec un enfant et une femme qui travaille à la maison ce n’est pas possible de se rendre aux manifs ou sur les ronds-points. » Il doit rester trois jours ici parce que son fils a été hospitalisé en urgence. Sans argent, il envisage de dormir dans sa voiture. « Je suis vraiment stressé pour mon fils et là, j’ai pas grand-chose sur moi, on a même pas de mutuelle donc le séjour à l’hôpital, je ne sais même pas à combien ça va revenir. » Rapidement une cagnotte se met en place, 10 euros pour payer une nuit à la maison de l’enfance sont récoltés. Marine a une connaissance qui travaille dans cette structure, qu’elle ne tarde pas à appeler pour faire les démarches nécessaires. L’homme a l’air gêné et surpris par toute cette bonne volonté.

Soutiens et nouvelles recrues

Vers midi, un taxi s’arrête : « Vous avez pas honte de faire perdre de l’argent à Effia ? Et à Vinci ? » Les gilets jaunes regardent, remontés, et répondent en cœur : « Non pas du tout, alors là s’ils savaient ! » « Et bien tant mieux alors ! » répond le taxi qui s’en va en klaxonnant. À la fin du pique-nique improvisé, une infirmière s’approche du groupe. Elle offre des biscuits et du chocolat pour le café : « Merci d’avoir le courage qu’on n’a pas. » Nadine est assise à mes côtés, elle me raconte qu’avant, elle était comme cette infirmière. « Je regardais de loin sans sentir que j’avais mon rôle à jouer, j’avais peur aussi. Mais je me suis documentée, je me suis sentie concernée au point de venir ici, ça fait trois fois que je viens et ça se passe très bien. Les gens sentent qu’on fait quelque chose de concret pour eux. Au travail, je ne me sens plus de la même manière, je vois les choses autrement. Je vais même aller en manif’ samedi, en prenant des précautions parce qu’à 50 ans c’est ma première manif. »

Quand j’arrive à midi, ce mercredi-là, il n’y a que deux gilets jaunes. Ils m’expliquent que ce jour-là il y en a plusieurs qui se sont rendus au tribunal pour soutenir deux jeunes qui étaient jugés pour « avoir vidé le contenu de deux extincteurs sur les bornes du péage de Voreppe ». Ils s’en sortent avec 3 000 euros d’amende chacun, un stage de formation civique et trois mois de sursis. On papote de leur cas et puis la discussion dérive sur Bouteflika, les jeunes qui s’insurgent, les dictatures et le combat pour les renverser. Yacine motive les clients du parking à signer la pétition : « Elle est sur Facebook mais demain on va l’imprimer pour que vous puissiez la signer directement. » Les gens ont l’air au courant et certains l’ont déjà signée. Une automobiliste s’enflamme : « Bien sûr que je signe. S’il le faut je suis prête à signer dix fois, c’est une aberration ce parking, mon fils est polyhandicapé et on n’a pas la gratuité parce que c’est que pour les gens en réanimation ou en oncologie. C’est quand même fou de faire des différences de tickets par rapport aux maladies des enfants. » C’est Jeff qui a écrit la pétition et mis son numéro dessus. Plusieurs familles d’enfants malades l’ont appelé pour apporter leur soutien. « Le CHU a jusqu’au 8 avril pour répondre sinon le 14 on envoie toutes les pétitions. En ce moment je fais plus souvent des papiers pour les gilets jaunes que pour moi. On est déterminés. » La fin de la journée approche, trois gilets jaunes s’en vont chercher leurs enfants à l’école en chantant « On lâche rien », la musique à fond la caisse.

Un autre jour, un docteur s’approche de Jérémy pour le remettre dans le droit chemin : « Vous êtes tous des feignants, moi je suis contre ce que vous faites, je suis d’accord pour payer. » Jérémy n’est pas surpris : « Tu parles, avec le salaire qu’il doit toucher, lui c’est sûr que ça ne le gêne pas. »

Une retraitée vient en début d’après-midi, elle vient de Saint-Egrève. « Avant, Grenoble était ouvrière, il y avait des entreprises comme Schneider ou des usines chimiques, maintenant il y n’en a plus. Il n’y a que des ingénieurs de partout, donc ils s’en foutent des gilets jaunes et des problèmes de thune. Mais bientôt ce sera eux les prochains, tu vas voir. »

La fin de journée approche et ça débat de quoi faire le week-end d’après. Faut-il aller à la mobilisation régionale à Saint-Étienne le samedi ? Ou accueillir Macron qui vient récupérer les résistants des Glières en Haute-Savoie ? De toute façon, la semaine d’après ils reviendront sur le parking de l’hôpital « couple-enfant ».

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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La dernière cabane en sursis

« Ahou ahou ahou ». Environ 70 gilets jaunes crient sur le rond point de Beaucroissant le temps d’une photo. Ils et elles retournent vers la cabane qui va être virée le lendemain. « On est ici depuis décembre, parce que le propriétaire du terrain est d’accord avec nous et a accepté qu’on installe la cabane là. Il nous passe même l’eau et l’électricité  », m’explique Gérard. Cet ancien employé de Rossignol a perdu 40 euros sur sa retraite depuis le début de l’année : « C’est pour ça que je suis ici, je viens tous les matins à 7h30 pour allumer le feu » ; malgré la bonne volonté du propriétaire, la préfecture a ordonné aux gilets jaunes de Beaucroissant de déguerpir dimanche au plus tard. « Tu vois, là on veut marquer le coup parce que c’est la seule cabane qui reste en place en Isère. Tout ça parce que le maire est réticent aux gilets jaunes, et comme il y a la foire de Beaucroissant dans un mois, ça donne une mauvaise image de la ville. Alors il nous vire. Mais on tient bon : on a rendez-vous avec deux autres propriétaires qui veulent bien nous passer des bouts de terrain. »
Outre quelques habitants de Beaucroissant, il y a des gilets jaunes de Rives, de Voreppe, de Vizille, de Champagnier. À l’intérieur de la cabane, il y a un vieux poêle, de quoi grignoter et faire du café. « Au moins je l’ai vue avant qu’elle disparaisse », lâche Jérémy, un habitué du parking de l’hopital « couple-enfant ». Dehors, une cagnotte barbecue commence à se mettre en place. Clara est assez agacée : « J’en ai marre parce que les gens ne se rendent pas compte que depuis le début on a rien obtenu. Et ce pseudo-débat qui ne convainc que ceux qui n’ont pas de mal à arriver à la fin du mois, c’est désespérant. » Pour tenter d’apporter une réponse concrète aux personnes en galère, les gilets jaunes de Beaucroissant ont fondé une association appelée La Croix jaune qui a pour but d’être « une instance de médiation entre les habitants et le maire ». Gérard m’explique : « Il faut qu’on sorte de ce dialogue de sourds et cette initiative est un premier pas. »
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