Pour qui s’attend à entendre parler de montagne, de protection de la nature, de champs de neige vierge, de rivières sauvages, de bouquetins, de fleurs rares, ce salon est une surprise. Le vocabulaire utilisé sur les panneaux de promotion et prospectus des stands est beaucoup moins poétique : « l’infodivertissement dans votre cabine », « monitorez et guidez vos flux de skieurs », « monétiser l’été en offrant plus de services », « sécurisation de l’espace », « kit chenille PTH Tracks, solution pour les chantiers d’accès difficile », « la pelle araignée passe-partout », « des outils de supervision et de gestion en prise directe avec le terrain », « Vallier produits pétroliers », « la technologie laser au service de la communication », « une cabine VIP BMW à 100 000 euros », « solutions de signalétique pour l’optimisation des ressources », « smart gate NG » , « technologie de pointe pour plus de rentabilité », etc. Ici, quand on parle de « sommet », c’est uniquement pour évoquer « la sécurité au sommet ».
Car la sécurité est bien une des pierres angulaires du business de la montagne. Ces « grands espaces » sont même en avance par rapport au reste du territoire quant à l’avènement des technologies sécuritaires. Outre les nombreuses entreprises proposant des solutions de vidéosurveillance pour les stations, le SAM présente quelques sociétés à la pointe du contrôle, de la gestion et du flicage :
- Delta Drone, entreprise proposant un « concept innovant de drone civil à usage professionnel : le drône 2.0 ». Vendu comme pouvant surveiller les pistes et les zones avalancheuses, nul doute que tous les progrès que cette application fera faire à ce mouchard serviront ensuite à l’armée et à la police, qui s’en sert déjà pour surveiller les manifestations ou les « zones sensibles ».
- Myneige, un des nombreux spécialistes de la neige artificielle présents sur le salon, avec les producteurs de canons (à neige), les constructeurs des tuyaux en fonte ductile pour amener l’eau, ou les aménageurs des « retenues collinaires » - comprendre : gros trous dans la montagne pour stocker de l’eau pour alimenter les canons. Myneige propose en plus un logiciel innovant de gestion et de contrôle, au doux nom de Liberty : « Pour assurer le contrôle et le pilotage du système d’enneigement, un ordinateur sera installé et équipé de la suite logicielle Liberty, un programme de gestion de l’enneigement conçu par Myneige. Liberty permet de piloter des installations de toutes tailles et de toutes complexités » (Le Daubé, 26/04/2012). Le contrôle, le pilotage, c’est la « liberty » !
- Trinum, qui mise tout sur la carte du « cool », en proposant aux stations un « kit starter à 14 500 euros HT » avec « 3 caméras HDTV, 1 borne de départ lecteur RFID intégrant la première caméra, écrans vidéos indoor – outdoor afficheurs panopistes, etc ». Tout ça pour que les riders puissent se filmer dans le « freestyle park » où, selon leurs propres termes, « tu fais plaisir » et « tu fais buzzer ta station ».
- Skidata, « acteur international dans le domaine des solutions de contrôle d’accès et de billetterie ». Cette entreprise, qui propose le « contrôle d’accès le plus confortable du monde » grâce à la technologie RFID et une « augmentation du chiffre d’affaires grâce à une protection antifraude optimisée » a décroché la médaille d’or du slogan le plus effrayant du SAM : « Entrez dans le nouveau monde du contrôle d’accès ».
Mais la grande star du salon, celle qui a le plus grand stand et qui attire le plus les regards, c’est Poma, l’entreprise grenobloise figurant parmi les leaders mondiaux du transport par câble. Si son siège social est à Voreppe, l’entreprise multiplie les projets un peu partout dans le monde, de Rio (Brésil) à Val d’Isère, de Daemyoug (Corée) à Medellin (Colombie), ce qui lui permet d’afficher « 260 millions d’euros de chiffre d’affaires et une dizaine de millions de bénéfice » (Capital, 02/01/2012) et de prétendre transporter « 6 478 442 personnes chaque heure dans le monde » (chiffre annoncé sur leur site).
Poma aime se présenter comme une entreprise « écologique », portant « l’éco-technologie au sommet » et qui – en plus – serait utile socialement et aiderait les plus démunis. Jean Souchal, PDG de Poma, arrive presque à nous émouvoir quand il évoque sa visite à une réalisation de Poma à Rio de Janeiro : « Quand je suis monté dans une cabine et que des jeunes gamins de Rio allant à l’école m’ont accompagné pendant quelques minutes, comme tout le monde, j’ai éprouvé ce sentiment d’avoir participé à quelque chose d’utile, d’éco-responsable ».
Il est vrai que c’était peut-être la première fois que Jean Souchal pouvait avoir ce genre de sentiment (dont le bien-fondé reste à vérifier), tant l’activité ordinaire de Poma n’a rien à voir avec quelque chose d’« utile » et d’« écoresponsable ». Le dernier « challenge » de Poma est de construire la « plus grande roue du monde », à Las Vegas, qui sera « la vedette d’une zone de divertissement de 27 000 m2 ». Il y a deux ans, à grands renforts de communication pour cette « première mondiale », Poma a édifié un funiculaire hermétique entre deux salles blanches du CEA-Grenoble dont toute l’utilité consiste à permettre aux chercheurs de gagner quinze minutes en évitant de se déshabiller.
En dehors de ces quelques excentricités, l’essentiel du business de Poma est ailleurs, dans la conquête des nouveaux marchés dans les pays qui ne connaissent pas encore le supplément esthétique offert par les stations de ski.
Après avoir recouvert les montagnes françaises et européennes de pylônes et de cabines, Poma s’attaque maintenant aux autres continents dont la plupart des massifs sont vierges de remontées mécaniques. En ligne de mire : l’Amérique latine, l’Asie, la Russie, le Caucase. Poma est notamment fier de participer au massacre de la Géorgie, futur eldorado pour les éco-riders-kérozène en mal de nouveaux paysages. Là-bas, « la nouvelle télécabine de Gudauri symbolise l’entrée de Poma dans ce pays de grand ski ».
L’argent n’ayant pas d’odeur, Poma accepte sans rechigner les pétro-dollars de Dubaï comme les gazo-roubles de Sotchi, où l’entreprise iséroise construira « plus d’une dizaine de remontées mécaniques » (Le Daubé, 26/04/2012), à l’occasion des futurs Jeux Olympiques d’hiver, annoncés comme extrêmement dévastateurs pour l’environnement de cette station balnéaire. Christian Bouvier vice-président de Poma, annonce crânement : « ‘‘Nous avons déjà construit sur place le tout premier appareil, inauguré le 18 mars dernier, le télésiège 4 places d’Arkhyz, situé en République de Karatchaevo-Tcherkessia’’. Pour ce seul village il est prévu à terme près de 40 remontées mécaniques » (Le Daubé, 26/04/2012).
Cette volonté de tirer bénéfice de la mondialisation du saccage de la montagne est entièrement partagée dans le secteur du câble, où les acteurs sont bien conscients qu’en France « il n’est guère de projet d’extension qui ne suscite pas de tension avec le monde associatif » (Le Daubé, 25/04/2012). À l’étranger, les choses sont généralement beaucoup plus simples, chantage au développement et à l’emploi oblige. Alors Martin Leitner, président de l’Organisation internationale des transports à câbles (OITAF), « souhaite établir et approfondir les contacts avec les institutions de surveillance, les exploitants et les fabricants sur les nouveaux marchés, notamment en Amérique du Sud, en Chine, en Corée du Sud, ou encore avec les domaines skiables de l’Est européen. (…) Je pense en particulier à l’énorme potentiel existant en Amérique du sud et en Asie mais aussi en Europe de l’est » (Revue internationale des téléphériques, 2012). Même la presse se conforme au marché naissant : Montagnes leaders, le « magazine des professionnels » édité par le patron des Affiches de Grenoble Dominique Verdiel, dont la lecture nécessite un grand esprit de discernement pour distinguer les publicités des articles, vient de lancer deux nouvelles éditions, en espagnol et en mandarin.
Pour gagner la bataille, la France a récemment mis en place un « Cluster Montagne » - cluster signifiant groupe en anglais et en novlangue - représentant « l’expertise française en aménagement de la montagne », dont l’objectif est de devenir « la force de frappe des savoir-faire de la montagne française » (Les Affiches, 20 avril 2012).
L’ambition de cette « force de frappe » est uniquement économique, loin des belles paroles « durables » et « éco-citoyennes » pouvant à l’occasion agrémenter les discours des aménageurs de la montagne. N’en déplaise aux membres de Mountain Riders militants de « l’éco-damage » ou aux promoteurs des toilettes sèches rencontrés sur le SAM, ces belles paroles sont complètement hors de propos - ici plus qu’ailleurs.
Depuis quelques mois, un « appel pour nos montagnes » porté par l’association « Mountain Wilderness » circule et a déjà recueilli plus de 6000 signatures. Il déplore notamment que « les projets de développement lourds, dignes du siècle passé s’enchaînent, s’accélèrent même, comme si de rien n’était. Le béton coule à flots, perpétuelles extensions des espaces aménagés au détriment de la haute montagne vierge ou des espaces dédiés à l’agriculture, course au gigantisme des stations... » et appelle à « s’interroger sur la pertinence et la pérennité du modèle économique mis en place, dont les montagnes ne peuvent désormais plus absorber les dérives et fuites en avant de tous genres ».
Parmi les premières personnalités signataires de cet appel, on trouve Michel Destot, dépité-maire de Grenoble, ancien promoteur de Jeux Olympiques de Grenoble 2018 et... admirateur du SAM, dont il a tenu à « saluer le succès » sur son blog, parlant avec gourmandise de la montagne comme « un terreau d’une économie créatrice d’emplois et creuset de l’innovation ». Avec ce genre de soutien, les défendeurs d’une « montagne équilibrée » ne risquent pas d’inquiéter les aménageurs de la montagne, dont la vison du « durable » s’arrête à leurs bénéfices.