Accueil > Printemps 2025 / N°76

Bayard de vivre

C’est le seul bar de Grenoble où il y a tout le temps des musiciens en train de jouer. « Mais c’est surtout pas un concept » se défend le patron du Bayard. On s’en doutait, mais Berny n’est pas du genre concept, il a passé l’âge de s’emmerder avec ces préoccupations de néo-managers. À 68 ans, ce qui fait vibrer Berny, c’est avant tout le partage de la musique – et puis aussi ses progrès en guitare. Alors qu’il s’apprête à partir de ce comptoir, petit retour sur l’histoire de Berny et de ce bar atypique du centre-ville.

Le bien nommé Bayard, situé rue Bayard, fait partie des plus vieux rades de Grenoble : son comptoir voit passer des alcooliques depuis la fin du XIXème siècle. Y avait-il déjà de la musique entre ses murs à l’époque ? En tout cas, ça fait quelques décennies que les fausses notes résonnent ici avec les verres qui trinquent. « L’ancienne patronne disait que c’était elle qui avait inventé le concept de café concert » raconte Berny qui assure que dans les années 1970, le lieu s’appelait même « le caf’ conc’ ». En 1978, il a commencé à bosser ici en tant que serveur pour l’ancienne patronne « qu’on appelait la Mère Tapedur, parce qu’elle touchait les couilles des gars quand elle rentrait  ». C’était pas la folle entente avec la Mère Tapedur alors Berny n’est pas resté longtemps à bosser pour elle, préférant aller faire des petits boulots ailleurs. Avant de revenir derrière le comptoir, mais cette fois en tant que patron, en 1987. Avec Pat et Titi, Berny a continué à organiser des concerts dans la salle du bas, tout en essayant de se débattre face à la Sacem (société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), imposant aux établissements diffusant de la musique de payer une taxe conséquente. « Dès que t’as un poste ou une sono dans un bar, la Sacem vient t’emmerder. Même s’il n’y a que de la musique live, un mec de la Sacem peut venir incognito voir si les musiciens ne jouent pas des reprises d’artistes relevant de la Sacem...  »

Berny énumère les anciens café- concerts grenoblois : l’Entrepôt, le Couleur café, la Fausse note, le Crocodile, etc. «  On avait monté une association, le Cerums (centre d’étude des relations entre utilisateurs de musique et la Sacem), pour essayer de payer moins.  » Un combat pas vraiment victorieux, qui se termine pour Berny en 2009, année où il finit par payer les dettes qu’il avait envers l’organisme. 2009, c’est aussi l’année de la grosse remise en question pour Berny, qui se retrouve tout seul derrière le comptoir. « Avant, ce qui me motivait, c’était le business, mais à cette époque-là j’en avais plus rien à foutre, je n’avais plus le goût de venir ici juste pour gagner du pognon. Je devais trouver autre chose, ça a été le partage de la musique.  »

Tout ça a commencé avec la Compagnie de Poche qui lui a proposé d’organiser un spectacle (concert, théâtre ou autre) tous les jeudis soir. Et puis les amateurs de musique irlandaise ont aussi lancé un rendez-vous hebdomadaire ouvert à tous les pratiquants, le mardi soir. Le mercredi soir est devenu peu à peu la soirée où se retrouvent des dizaines de pratiquants du ukulélé, le seul et unique club de ukulélé de Grenoble. Résultat : il y a tout le temps de la musique, mais plus besoin de payer la Sacem car c’est uniquement de la musique traditionnelle. Finis les taxes et les contrôles, la musique vit, tout simplement.

Aujourd’hui, Berny n’ouvre le bar plus que si des gens viennent jouer. Du mardi au jeudi soir, c’est sûr, le vendredi c’est sous réserve : « Si y a personne qui vient jouer, j’ouvre pas. Faut dire que la faune du week-end, j’arrive plus trop à la supporter. On vit dans l’époque “Faites du bruit”, des troupeaux déambulent de bar en bar en gueulant dans les rues, c’est pas mon truc...  »

L’uniformisation générale touche aussi les débits de boissons, et notamment ceux du centre-ville, visant pour la plupart la même clientèle étudiante branchée à coups d’happy hour et autres concepts alcoolisés. « J’ai vu apparaître les videurs à l’entrée des bars... Il y a vingt ou trente ans, ça n’existait pas...  » assure Berny qui lui, s’inscrit dans une autre démarche : « Si les gens ne boivent pas et viennent juste pour jouer ou écouter, je m’en fous. »

Forcément, avec une telle philosophie, Berny ne roule pas sur l’or. «  L’argent que je rentre sert surtout à payer toutes les factures, qui n’arrêtent pas d’augmenter. Il y a des mois où j’arrive à me verser quelques centaines d’euros et d’autres où je vis juste avec mes 700 balles de retraite. » Jusqu’à récemment, Berny pouvait compter sur le logement gratuit chez sa mère. Cette dernière décédée il y a peu, Berny a décidé d’aller prendre sa retraite dans sa Bretagne de cœur et de quitter définitivement le comptoir du Bayard à la fin mars – le repreneur devrait continuer à faire vivre le lieu avec le même esprit.

En attendant, Berny passe régulièrement de l’autre côté du comptoir pour participer aux bœufs musicaux, quitte à faire un peu poireauter les clients. « J’ai toujours joué un peu de guitare mais avant je ne faisais que du folk et ne progressais pas. Depuis 2009, j’ai appris plein de choses, dans beaucoup de styles différents, et je joue maintenant aussi du banjo et de la mandoline ! » Un habitué nous révèle qu’il est aussi très bon en ukulélé, charango et cuillères… Depuis peu, la brasserie artisanale Dwalin (de Bresson) fournit le bar. Au menu : des IPA et une « bierny » différente chaque semaine... Si Berny n’est jamais allé en Irlande, beaucoup lui disent que son établissement, avec tous ces joueurs de musique, ressemble à un véritable « pub » historique. «  Des fois, même des Irlandais hallucinent quand ils arrivent et qu’ils voient trente-cinq personnes en train de jouer... »