Boulot de merde : militaire
" Au bout de cinq ans, 90% ne se réengagent pas "
Malaise chez les bidasses. Depuis novembre, on a croisé pas mal d’anciens militaires dans les manifs ou sur les rond-points des gilets jaunes. Y aurait-il quelque chose qui ne tourne pas rond chez les troufions ? Ça fait longtemps que Grenoble n’est plus une ville de garnison et que les projets immobiliers fleurissent sur les anciennes casernes. N’empêche qu’il reste environ 3000 militaires dans la cuvette à Varces, appartenant à la 27ème brigade d’infanterie de montagne. La plupart sont des chasseurs alpins. L’un d’entre eux confie sa désillusion.
Bien entendu que je suis avec les gilets jaunes, mais j’ai pas le droit de manifester, alors tu ne me verras pas sur un rond-point ou dans une manifestation. Je vais pas rester longtemps dans l’armée, alors après peut-être que je les rejoindrai les jonquilles. Parce que dans les Alpins, on dit pas jaune, mais jonquille. On a plein de petits mots spéciaux, comme ça, entre autres pour les couleurs. On dit pas rouge, mais bleu cerise, parce que le rouge on l’utilise pour désigner seulement trois choses : le rouge du drapeau, de la légion d’honneur et des lèvres de la bien aimée. On dit aussi que le chasseur a le sang vert, ça vient du sang versé pour la France.
Avec les gilets jaunes, on est à un tournant de notre histoire, mais j’ai l’impression que ça sent pas bon. J’ai peur que si ça dégénère, plein de gens se mettent à casser, à piller et que le pouvoir en profite pour resserrer la vis au niveau sécurité. Qu’ils se mettent à arrêter des personnes sans raison, à interdire les rassemblements. Ce sont des trucs qui nous pendent au nez et ça commence à arriver. J’espère ne jamais être un jour derrière un fusil et dans la foule. Ce ne serait pas possible, je déserte.
On n’en est pas là. Pas grand monde ne comprend ce que ça signifie d’être militaire, même ceux qui s’engagent. Beaucoup de jeunes viennent dans l’armée parce qu’ils ont vu de la lumière, mais ils ne restent pas. Il y a plusieurs types de contrat, on signe pour un, deux ou cinq ans. Au bout de cinq ans, 90 % ne se réengagent pas.
Après les attentats, il y a eu plein d’arrivées. Ils ont augmenté les effectifs, créé de nouvelles compagnies dans les régiments, ça faisait trente ans qu’il y avait pas eu autant de monde. Ça a duré un moment, mais maintenant ça stagne. Des jeunes continuent d’arriver, mais beaucoup partent aussi.
Certains partent à cause des conditions de travail. Le côté bien, c’est qu’on a 45 jours de vacances par an, 75 % de réductions sur le train et qu’on fait plein de sport et de montagne. Mais sinon, avec le rythme qu’ils imposent, on a l’impression de ne pas avoir de vie. Les ressources humaines au sein de l’armée ont bien compris que les mecs partaient au bout de quelques années. Donc tant qu’on est là, ils pressent le citron.
Avant, on avait une retraite au bout de quinze ans de service. Après c’est passé à 17 ans, 19 ans, maintenant ça discute pour 25 ans. L’objectif serait de s’aligner sur le civil. Je vois pas un militaire au rythme actuel faire 40 ans, il va devenir fou avant. Ils ont bien compris qu’on est du renouvelable, une sorte d’intérimaire, qu’on ne reste pas longtemps.
En temps normal, on est payé au Smic. Quand on fait un Sentinelle ou des opérations extérieures, on touche bien plus. En Sentinelle, on est payé 3 000 euros le mois, exempt d’impôt.
Par contre Sentinelle, c’est chiant, les rythmes sont débiles. C’est des cycles de trois jours. Le premier jour, pendant 24 heures, on fait deux heures de garde, deux heures de repos, deux heures de garde, deux heures de repos… Soi-disant qu’on est plus attentifs si on garde seulement deux heures de suite. Mais en deux heures de repos, on n’a pas vraiment le temps de dormir. Après la journée de 24 heures de garde, il y a la journée de QRF (Quick réaction force), où on a des instructions, on fait du combat ou des séances de tir. Donc on ne se repose pas trop, on doit être prêt à intervenir à tout moment. Et après, on a 24 heures de quartier libre mais où t’es obligé de rester dans la base où on fait la mission. Même si on a de la famille pas loin, on ne peut pas sortir. Les Sentinelles, on les fait jamais dans les villes où on est basé. La plupart du temps, nous les Alpins, on va en banlieue parisienne, parce qu’apparemment on est considéré comme l’élite de l’armée, alors qu’on a juste une spécialité montagne en plus. Les dirigeants aiment bien avoir l’élite près d’eux, ça les rassure.
Dans les Alpins, il y en a qui ont leur famille à Paris. Quand on est en Sentinelle, on est à trente bornes, mais ont n’a pas le droit d’aller les voir pendant notre jour de repos. Donc pendant le troisième jour, certains se bourrent la gueule en parlant de foot, mais pour moi non merci ça m’intéresse pas. Et après on recommence le cycle de trois jours, pendant deux mois.
Sentinelle, ça sert à rassurer la population surtout. Et puis aussi, on sert un peu de catalyseurs de malades mentaux. En interne, on a beaucoup de « pop’ » c’est-à-dire des infos sur les accrochages subis par des équipes sentinelles. En fait on ne se fait pas attaquer par des terroristes, mais par des gens qui pètent un plomb et se bagarrent avec les militaires. Maintenant on ne sort plus en tenue dans la rue. Si aujourd’hui je traverse Grenoble en tenue, il y a une chance pour que je passe un mauvais moment. Pour certains, on représente l’État, alors ils vont s’énerver.
« Bataillon, bataillon de fer, bataillon, bataillon d’acier ». C’est le refrain de notre bataillon, la 7ème. Le clairon le joue quasiment tous les matins, quand on est au garde-à-vous et qu’on reçoit les instructions. C’est un air qui reste dans la tête.
Maintenant, ils virent moins facilement. Pour se faire virer faut vraiment être taré, potentiellement dangereux. Aujourd’hui ils ont besoin de beaucoup de bonshommes pour mettre derrière les Famas sur Sentinelle. Les sanctions sont moins dures aujourd’hui parce qu’ils ne veulent pas dégoûter les gens. Avant, un caporal ou un sergent avait le droit de nous faire « pomper » [NDR : faire des pompes], porter un collègue ou porter des pneus toute la nuit si ça lui chantait. Aujourd’hui ils ne le font plus.
On peut se faire punir pour des absences, pour des bastons, pour avoir mis une photo en service sur son profil Facebook, ou pour fumer du shit. Tu trouves les mêmes problèmes que dans le civil, hein : à l’armée aussi il y en a plein qui fument du shit. On est un échantillon de la société et de ses valeurs, où on nous pousse à être égoïste, à vouloir être le plus fort, à s’en foutre des autres. Dans les situations difficiles, il y en a quelques-uns qui vont bien réagir humainement, mais sinon les autres ne pensent qu’à leur égo. Dans l’armée, il y a une tripotée de connards.
La punition c’est soit de passer un moment au trou, soit on t’envoie faire des TIG (travaux d’intérêt généraux) le soir, tu prends un balai et tu vas nettoyer des trucs. Bon quand ça m’arrive, ça m’empêche pas de chanter. On est un peu des coqs, le seul animal capable de chanter les deux pieds dans la merde.
Les officiers ne vivent pas la même armée que nous, les militaires du rang. On est les ouvriers de l’armée, on n’a pas grand-chose à dire, on ferme notre gueule, on avance. Les officiers sont carriéristes à fond, ils voient leurs perspectives sur leur vie entière. La plupart des militaires du rang, eux, font à peine cinq ans.
Moi si j’ai envie de partir, c’est surtout à cause du sens. Je suis allé à l’armée parce que j’avais envie de vivre une aventure loin de ma routine d’avant et puis parce que j’avais un idéal un peu naïf. Je voulais défendre mon pays, ma nation, nos intérêts, être au service du peuple, des humains. Après les attentats, j’avais repris le goût, tu vas me prendre pour un taré mais je faisais partie de ceux qui pensaient que ça allait partir en couilles, que les gens allaient réagir, que l’armée aurait un rôle important.
Mais tu parles d’un idéal... Surtout au niveau des opérations extérieures, à l’étranger. Quel humain on défend ? C’est ça que je me demande. Il baratinent les gens avec des grandes idées, sur le terrain tu vois clairement que les idées, on s’en fout. Si on va en Centrafrique, c’est parce que c’est un des futurs plus gros producteurs de métaux rares. Dans les autres pays où ils sont dans la merde mais où il n’y a rien à prendre, on n’y va pas c’est tout. La France n’est pas une Nation qui défend des valeurs. J’ai plus envie de me battre pour ce système, c’est tout. Ils orientent les grands médias pour pousser les gens à voter pour une personne. Ces élections, cette démocratie, c’est une guignolerie.