Archéologie du fait divers
Au début du XXIe siècle, les principaux médias s’intéressaient surtout à ce qu’on appelait des faits divers, en leur donnant une place démesurée. Un des exemples les plus frappants fut celui du coma d’un certain Michael Schumacher. Cet homme était une célébrité après s’être illustré dans un jeu dénommé « Formule 1 ». Le but était de conduire une luxueuse « voiture » (engin motorisé consommant énormément de « pétrole » - énergie disparue il y a maintenant deux siècles) et de devancer des concurrents en tournant sur une piste pendant plusieurs heures. Ce jeu produisait beaucoup de bruit et provoquait quelquefois des accidents graves.
Une telle activité nous paraît complètement stupide aujourd’hui mais il faut savoir que des millions de personnes parmi nos ancêtres admiraient les « pilotes » qui s’habillaient de combinaisons bardées de noms bizarres pour conduire ces « voitures ». à la fin de l’année 2013, ce Michael Schumacher, qui avait arrêté depuis quelques temps de tourner sur des pistes, se blessa en pratiquant du « ski » (jeu consistant à glisser à l’aide de planches constitués de bois, de carbone et de fibre de verre sur une matière étonnante appelée « la neige »). Dans la chute, sa tête heurta un rocher. Il tomba dans le coma et fut amené à l’hôpital de Grenoble, dans l’ancienne France. Cet accident fit la Une de beaucoup de médias mondiaux, alors qu’au même moment de graves problèmes se posaient à l’humanité (guerres, pauvreté, crise sociale et écologique). Des dizaines de journalistes de différents pays convergèrent très rapidement à Grenoble et se postèrent devant l’hôpital. à cet endroit, il n’y avait rien à voir, car les seules informations sur la santé de Michael Schumacher étaient données lors de moments appelés « conférences de presse ». Ils restèrent pourtant pendant plusieurs jours. Dans les archives de la bibliothèque de Grenoble, nous avons retrouvé le carnet d’un certain Basile P., « gratte-papier au journal Le Postillon » (devenu depuis Le Postillon Post) qui était allé voir sur place. Ses notes prises sur le moment sont très révélatrices :
« - 30 décembre 2013, 17 heures : I télé, BFM, M6, l’AFP, France 2, L’équipe, des Anglais, des Américains, des Allemands, des Italiens, des Belges, des Suisses, un Brésilien : tout le monde est dans la place et fait la même chose, c’est-à-dire à peu près rien. Avec des paraboles partout, le parking de l’hôpital a une petite allure de camp de manouches sauf qu’à l’intérieur des camionnettes, il y a des dizaines de milliers d’euros (monnaie qui avait cours à l’époque) de matos. Les journalistes comblent le vide avec des directs sur leur chaîne de télévision pour expliquer qu’ils n’ont pas d’informations. Spectacle affligeant. À 17h30, les parents d’un pompier gravement blessé à l’œil par la police lors d’une manifestation sortent de l’hôpital et répondent aux questions de France 3 Région. Des journalistes étrangers s’approchent croyant qu’il y a du nouveau sur Schumacher et repartent très déçus quand ils comprennent que cela ne concerne pas la star mondiale. Pauvres types. Pour les occuper, trois fans de Schumacher se font interviewer à tour de rôle et racontent des platitudes. Je discute avec un gars de l’AFP qui est là depuis deux heures du matin et qui reste encore alors qu’il m’assure « qu’il ne va rien se passer ». Un photographe me dit qu’il doit attendre pour « avoir une image de voiture ou d’hélicoptère, si jamais il est évacué ». Une cadreuse de M6 est très contente d’être ici, même s’il ne se passe rien : « C’est bien, ça nous fait du travail ». Un journaliste est presque d’accord avec moi : « C’est ridicule. Si demain un Boeing venait à se crasher, il n’y aura plus personne devant l’hôpital. Si Johnny Hallyday mourait on partirait tous pour la Belgique. » L’aberration, c’est que la plupart des journalistes, censés être sur le terrain, passent leur temps au téléphone avec leur rédaction pour savoir s’il y a du nouveau.
- 31 décembre : Aujourd’hui Le Daubé titre « Schumacher : l’immense inquiétude ». Et poursuit : « L’émotion est forte devant le CHU de Grenoble ». Je n’ai pourtant pas vu d’émotion, juste des émissions. Ce patapouf de Destot a fait un communiqué pour dire qu’il exprimait sa solidarité à Schumi « au nom de tous les Grenoblois et plus particulièrement de tous ceux qui ont tenu à appeler l’hôtel de ville aujourd’hui pour témoigner de leur soutien et de leur émotion ». J’espère que c’est une blague : des Grenoblois n’ont quand même pas appelé la mairie pour un truc pareil ! Sur le pompier blessé par contre, pas de communiqué du maire. À 22h30, je me décide à aller faire un tour, voir si ces andouilles de BFM TV poireautent toujours dans le froid le soir du réveillon. Déception : toutes les voitures parabolées sont encore là mais les seuls à faire du direct sur le vide sont des Anglais. Je leur demande s’ils vont tourner toute la nuit mais mon anglais est toujours aussi approximatif : ils ne me comprennent pas. J’ai raté mon réveillon avec BFM TV, je file sur le dancefloor.
- 3 janvier : Allez, j’y retourne une dernière fois. Enfin des images à se mettre sous la dent : quelques dizaines de fans sont venus déployer un immense drapeau Ferrari pour les 45 ans de Schumacher. Ça ne réjouit pas le personne de l’hôpital qui commence à être excédé. Un des employés : « Ils font chier ! Ça me dérange ! C’est de plus en plus difficile pour circuler, il y a des voitures de partout. Ça serait le Président de la République, ça serait pareil ! » Une autre employée embraye : « Ça fait trois ans qu’on demande à ce qu’ils ouvrent le terrain vague pour qu’on puisse se garer, on nous l’a toujours refusé, et là pour les journalistes, ils l’ont ouvert ». Bref, pathétique. Un hôpital public est assailli par des moutons qui suivent l’agonie d’un multi-millionnaire exilé fiscal en Suisse, qui ne cotise même pas pour les hôpitaux publics de son pays.
- 8 janvier. Il paraît que certains sont toujours là. Misère. Et le pire c’est que ça marche. La page internet du Daubé consacrée à l’accident a été vue plus de 600 000 fois. France 3 raconte que « les journalistes s’interviewent mutuellement sur la perception de cette affaire dans les différents pays. Il faut de la ‘‘matière’’ à tout prix, particulièrement pour les chaînes d’info en continu. Les envoyés spéciaux venus de l’autre côté de la Terre ne peuvent pas rentrer chez eux, ils sont donc là pour raconter encore et toujours, même quand il n’y a rien à raconter ». J’ai une idée pour le prochain numéro du journal : on va faire une pétition pour demander de débrancher Schumacher. Au moins ça arrêtera tout ce cirque. »
Comment se fait-il qu’à cette époque des journalistes pouvaient être payés par leur rédaction pour raconter en boucle qu’ils n’avaient pas plus d’informations ? Comment peut-on imaginer que les mêmes rédactions ne voulaient pas payer des journalistes pour réaliser des enquêtes ? Il faut recontextualiser et se souvenir que l’humanité d’alors vivait sous le joug des écrans. Ces objets rendaient le cerveau humain flasque et inapte à la concentration. Soumis à un zapping permanent, il supportait d’être abreuvé en permanence par un flot d’inepties et laissait les humains dans un état de servitude volontaire. Il fallut attendre mars 2022 et la révolte dite du « pissenlit » pour que cette situation change. Ce mois-là, à Grenoble et ailleurs dans l’ancienne France, des milliers de personnes se mirent à jeter et casser leurs télévisions, téléphones, ordinateurs et tablettes. Les années qui suivirent virent le retour du goût pour la lecture de longs papiers, l’essor des journaux indépendants et la fin de la prédominance des faits divers. Mais ça c’est une autre histoire.