Accueil > Été 2019 / N°51

chasse au trésor

À la pêche aux Ordures

Dans les rivières qui traversent Grenoble, il y a quantité de produits toxiques, déversés par les usines high tech ou chimiques (voir Le Postillon n°48). De la pollution invisible, quoiqu’autorisée par la loi. Et puis, il y a d’autres déchets, bien visibles eux. Du plastique, des vêtements, des scooters, des coffres-forts, des lingettes humides : on trouve presque tout aux bords du Drac et de l’Isère. Quantité d’ordures qui polluent ici et maintenant, mais aussi là-bas et plus tard, en ajoutant la contribution des Isérois à la pollution des océans. Le pire, c’est que tout le monde s’en fout, et que ce sujet ne préoccupe pas du tout nos décideurs. Tout le monde ? Non : depuis janvier, Gaspard s’acharne à nettoyer les berges des rivières et fait des gros tas des détritus. Le Postillon l’a suivi dans ces endroits méprisés de la cuvette.

Il va pas faire long feu, ce distributeur de boissons. Ça fait cinq minutes que Gaspard est dessus à taper avec un gourdin et à donner des grands coups de pied avec ses chaussures de sécurité. Peu à peu il se démantèle : des parois tombent, puis de l’isolant, puis ce sont les pieds qui cèdent. La partie qui reste, même si elle est encore pleine de boue et de terre, on va pouvoir la remonter avec le tire-fort. C’est que ça peut tracter jusqu’à 1,6 tonne ce machin-là. Tout à l’heure, Gaspard a remonté un scooter sur la berge.
Ce matin-là, il y avait donc un distributeur de boissons, deux scooters, un tambour de machine à laver et une multitude de petits déchets : plastiques déchirés, vieux tissus, morceaux de câbles, pièces de métal. Tous ces déchets gisaient là, sur la berge de l’Isère, sous le pont de la voie rapide qui arrive de Crolles, à trois cent mètres de la mairie de Grenoble.

Quelques jours auparavant, il y avait encore bien plus de déchets. Gaspard est déjà venu plusieurs fois pour les ramasser, puis les a tous déposés sur la départementale au-dessus. Un gros tas d’ordures sur le bord de la chaussée avec un panneau sur lequel il est inscrit « Nettoyage bénévole rivières » et son adresse mail. (1)
Vous avez peut-être déjà vu un tas comme ça ces derniers mois. C’est que Gaspard en a déjà fait plein, au bord de l’Isère et du Drac. Depuis janvier, le jeune trentenaire nettoie les rivières. Ancien bûcheron, il s’est blessé il y a un an au poignet avec une tronçonneuse. « Une fois au chômage, j’ai cherché à avoir une activité qui avait du sens. Je me suis mis à ramasser des déchets dans les rues et les jardins, notamment avec l’application Runécoteam qui t’incite à poster sur internet les déchets que tu ramènes. J’ai vite arrêté l’application et me suis rendu compte que ce qui était le plus pertinent, c’était les rivières, parce qu’elles sont vraiment très sales et que personne ne le fait. »

Depuis cinq mois, Gaspard a sorti des tonnes de déchets du Drac et de l’Isère. « Le long de ces rivières, personne ne vient se baigner, alors il n’y a pas de trésors : que de la merde. » La liste d’objets trouvés sur les berges est presque infinie : des vêtements, des sacs, des plastiques, des panneaux de signalisation, des feux rouges, des plots, des barrières, des caddies, de l’électroménager (four, machine à laver, frigo, télévision), des ordinateurs, etc. « Un jour, sous le pont de Catane, j’ai ramassé des kilos de vêtements et onze kilos de piles. Un autre jour, sous le pont du tram entre Fontaine et Grenoble, j’ai récupéré 5 m³ de plastiques.  » Si la cause de la présence des détritus dans ces lieux est parfois mystérieuse, d’autres déchets se retrouvent dans l’eau pour d’évidentes raisons. « Je tombe sur beaucoup de choses qui proviennent de vols : j’ai déjà trouvé deux coffres-forts, énormément de cadenas de vélos, des sacs remplis par exemple de produits de beauté, des couteaux, de l’huile pour armes à feu...  »

Sur les berges, il peut aussi y avoir tout ce qui est jeté dans les toilettes. Dans le centre de Grenoble, le système d’assainissement est unitaire : les égouts empruntent le même cheminement que l’écoulement pluvial. Toute cette eau finit normalement dans la station d’épuration Aquapole, au Fontanil-Cornillon. Sauf que ce réseau ne peut pas absorber d’énormes quantités d’eau. Alors quand il y a des orages ou de fortes précipitations, il existe des déversoirs d’orages, qui jettent les surplus dans l’Isère. C’est pas grand-chose : selon la régie d’assainissement, seulement 3 % des eaux sont reversées dans la rivière. Le problème, c’est que de plus en plus de choses sont jetées dans les toilettes ou dans les avaloirs (les trous avec des grilles qui sont sur la chaussée, où plein de gens jettent des clopes). En plus du papier toilette, qui se dégrade assez rapidement dans l’eau, il y a des tampons, des serviettes, des couches-culottes et surtout des lingettes nettoyantes, nouveau gadget jetable en vogue pour nettoyer à peu près tout.

Ces lingettes ne se décomposent pas et forment des gros bouchons dans les canalisations. « Quand il y a un orage, ce bouchon cède et les déchets solides passent en majorité par le déversoir d’orages pour finir dans l’Isère.  » Gaspard nous a amenés à un de ces déversoirs, vers l’Île verte. Sur la berge juste après, les arbustes sont effectivement tapissés de lingettes et autres matières plastiques vieillies par l’eau. Il s’est renseigné, a appelé la régie d’assainissement pour comprendre comment ça marchait. J’ai aussi contacté Nicolas Lesur, directeur de l’assainissement à la Métropole, qui est bien conscient de ce problème : « Sur les déversoirs, on essaye de mettre en place des systèmes pour retenir les déchets, mais c’est compliqué parce qu’il ne faut pas que ça colmate. Sinon la Métropole investit des millions d’euros pour déconnecter l’eau provenant des surfaces actives, comme les parkings, et les égouts. Comme ça moins d’eau passe dans les réseaux d’assainissement, et en cas de fortes pluies, moins de déchets se retrouvent dans l’Isère. On avance peu à peu : pour transformer tout le réseau, ça nécessiterait des investissements colossaux. » Les limites des systèmes d’assainissement, c’est un des multiples sujets sur lesquels se renseigne Gaspard depuis qu’il observe les bords des rivières. Quand il n’est pas en train de porter des ordures, il lit des bouquins, cherche sur Internet, essaye de comprendre pourquoi nos cours d’eau se retrouvent dans cet état pitoyable.


« Au début, c’était quelque chose de très personnel comme activité. 
 » Pendant des mois, il a passé plusieurs heures par jour à nettoyer, tout seul, sans en parler. La gloriole, ça ne l’intéresse pas. Ce qui l’anime c’est des questions globales : « Mon cap, c’est la pollution des océans. On parle des plastiques omniprésents dans les mers, de plus en plus de gens sont sensibles à ce problème. On a l’impression que ça se passe à l’autre bout du monde, mais ça commence ici. Beaucoup des déchets en plastique qui sont jetés dans le Drac sont bloqués au barrage de Saint-Egrève, où les berges sont encore plus sales qu’en ville. Mais dans l’eau le plastique se dégrade en microplastiques, et ces polluants ne sont bien entendu pas bloqués par le barrage. Ils finissent dans la Méditerranée. »

On écoute Gaspard avec un mélange d’admiration et de scepticisme. Enlever les sacs de plastiques du Drac ou de l’Isère, c’est long et potentiellement infini. Avec Lolo, on l’a juste aidé pendant deux heures et on en est sortis fatigués et avec la sensation de vider un océan de plastique à la petite cuillère. « C’est sûr, ça peut paraître dérisoire. Mais on a moyen ici de faire quelque chose de concret. Et ce n’est pas vain, il y a un résultat immédiat : tout ce que j’enlève, c’est sûr que ça polluera plus l’Isère ou le Drac et finira pas dans les océans.  » En avril, Gaspard a repris un boulot de tailleur de haies en CDI. « Au bout de deux semaines j’ai arrêté. Si je vais pas tailler des haies, quelqu’un d’autre le fera. Tandis que si je nettoie pas l’Isère, personne le fera… Sur ce sujet je suis prêt à me donner corps et âme. » Quitte à vivre seulement sur ses petites économies : depuis un an, Gaspard ne bénéficie ni du chômage, ni du RSA, ni même de la CMU.

Depuis mars, une amie a convaincu Gaspard de médiatiser son combat et d’en parler à des politiques. Il a tenté, sans résultat probant pour l’instant. La députée Émilie Chalas l’a écouté bien gentiment et a pris son contact. «  Mais après elle m’a juste envoyé un mail pour m’inviter à une réunion de préparation des municipales. Je voulais pas parler à la candidate mais à la députée. La pollution par le plastique, c’est un problème national…  » Du côté de la mairie, il n.’y a pas eu plus d’écho. «  J’ai rencontré Lucille Lheureux, adjointe à l’espace public, qui en gros m’a dit de m’occuper de mes affaires. Selon elle, la mairie organise déjà une journée où des bénévoles nettoient les berges, donc c’est “circulez, y’a rien à voir. »

Gaspard me raconte ces rendez-vous infructueux, mais ne veut surtout pas dire du mal des élus : il espère être soutenu dans le futur par tous, pour que le nettoyage des rivières devienne une cause commune. « Mon action ne peut avancer que si le dialogue est possible, respectueux et courtois. Je suis dans une démarche de non-violence physique et verbale.  » Depuis, il a été recontacté par des services de la Métropole. Il devait avoir un rendez-vous mi-mai qui a été repoussé à une date inconnue le jour de notre bouclage. « Pendant un moment j’ai arrêté de faire des tas en attendant ce rendez-vous mais vu que ça traîne, je vais peut-être recommencer », confie Gaspard fin mai.

Finalement, le seul qui a pris le temps de l’écouter s’appelle Alain Carignon, ancien maire corrompu et omniprésent candidat. « Ça me fait pas plaisir, parce que je me sens plus proche des écolos que de lui. Mais un membre de son équipe m’a contacté, on a discuté pendant une heure. Il a vraiment pris le temps de réfléchir aux problèmes que j’exposais. Je suis pas dupe, je sais que c’est un politicien...  »

D’autres n’ont pas réfléchi : à la Tronche, la police municipale l’a appelé pour le menacer de lui mettre un procès verbal s’il n’enlevait pas les ordures qu’il avait mis en tas sur la route. « Je leur ai dit “Allez-y, mettez moi un PV.” Si je fais des tas sur les routes, c’est pour que les gens voient tous ces déchets normalement invisibles. Ils ont pour fonction de nettoyer, d’alerter, mais c’est aussi un moyen de pression. J’ai commencé à faire des tas car je n’arrivais pas à entrer en contact avec les responsables.  »

Pour l’instant, il n’a pas eu de PV mais l’adjoint au maire chargé des travaux à La Tronche, Bernard Dupré, l’a contacté. «  Il m’a dit qu’il n’aimait pas ce que je faisais parce que je salissais des endroits nettoyés. Pour lui, de toute façon le nettoyage des rivières, c’était du ressort de la Métropole, pas de la commune.  » On a tenté par mail et par téléphone de contacter ce Bernard Dupré, mais il n’a pas daigné nous répondre.

C’est aussi la Métropole qui se serait occupée de « nettoyer » un ancien terrain rempli d’abris de fortune. Pendant des années, des familles ont vécu dans des cabanes au bord de l’Isère à la Tronche, au niveau du pont des Sablons, juste à côté de la station service. Ce camp a été expulsé l’année dernière, puis des machines ont terrassé le terrain, sans enlever les déchets. Gaspard, ça le révolte : en ce mois de mai 2019, on trouve encore, juste à côté de l’Isère, plein d’ordures prêtes à être emportées par les eaux : des barres de fer, des tuiles plastiques, des plaques de fibrociment, des chaises, des meubles, des casseroles, des bottes, du vernis qui coule dans la rivière, etc. « Mais qui a pu donner les ordres de laisser ce terrain comme ça ?  »

La Métropole n’a pas répondu à cette question : on voulait causer au vice président à l’Eau Christophe Mayoussier, on a eu droit qu’à la langue de bois du service com’, envoyée dans un mail. Pour cet espace aux Sablons, donc «  la réalisation d’un projet de valorisation écologique qui se traduira par la création d’un nouvel espace naturel métropolitain permettra de garantir durablement l’entretien du site (…). Dans l’attente, la Métropole a d’ores et déjà mis en œuvre plusieurs opérations de nettoyage ayant (…) représenté un coût de plusieurs dizaines de milliers d’euros.  » Qui a terrassé ce terrain ? Laissé toutes ces ordures être entraînées par l’Isère ? Mystère.

Tout le monde se renvoie la balle, les communicants de la Métropole nous rappelant que « seuls les maires disposent de pouvoirs de police s’agissant des “dépôts sauvages”  » et que «  le Drac et l’Isère appartiennent à l’État à qui incombe leur entretien (…). Pour autant, la Métropole est d’ores et déjà partie prenante, aux côtés des communes et des habitants, à de nombreuses actions, notamment de nettoyage des berges (World clean up day, FRAPNA, AAPPMA …) en fournissant un soutien logistique. En complément, de nouveaux appels à projets sont actuellement en cours d’élaboration afin de soutenir, structurer et, surtout, pérenniser les actions de dépollution des berges. »

Des belles paroles qui ne réjouissent pas Gaspard : « Personne ne s’occupe des rivières parce que personne n’est contraint de s’en occuper. Je suis allé au tribunal administratif consulter le code du domaine public fluvial et rien n’est clair. Si on pose la question : “Qui est responsable de nettoyer les déchets sur les berges et dans les rivières ?” on n’ a jamais de réponse. »

(1) Pour le contacter : gaspardforest@gmail.com