Accueil > Octobre 2011 / N°12

Père Castor, raconte-nous une histoire !

Les «  Eaux chaudes de Grenoble  », fuites nucléaires sur la presqu’île dans les années 1970

Mars 2011 : trois réacteurs nucléaires entrent en fusion à Fukushima, générant la plus grande catastrophe nucléaire depuis Tchernobyl. Pour l’occasion, l’Institut Laue Langevin (ILL), qui possède le dernier réacteur nucléaire en service dans l’agglomération grenobloise, s’empresse sur son site internet et dans Le Daubé de rassurer la populace. Braves gens, dormez sur vos deux oreilles  : l’ILL est un petit réacteur, toutes les mesures de sécurité ont été prises...
Mais Père Castor n’est pas du genre à croire tout ce que la racaille nucléocrate essaie de lui faire gober. Il sait bien que le nucléaire c’est la catastrophe permanente, que les fuites et rejets radioactifs font partie du fonctionnement normal des centrales, et qu’ils empoisonnent en permanence les populations. Il se souvient notamment comment entre 1974 et 1976, le CENG (Centre d’études nucléaires de Grenoble, ancien nom du CEA) a contaminé la nappe phréatique, tout en essayant d’étouffer l’affaire, avec la complicité des élus locaux. Vous n’en aviez jamais entendu parler  ? Qu’à cela ne tienne, Père Castor vous propose de plonger avec lui dans ses vieux journaux, et de revenir sur l’affaire des «  Eaux Chaudes de Grenoble  ».

En 1971, l’Institut Laue Langevin (ILL), sur le Polygone scientifique s’équipe d’un petit réacteur nucléaire destiné à la recherche scientifique. Il est placé sous la responsabilité d’Yves Droulers, ingénieur au CENG et adjoint municipal de la ville de Grenoble.
Le 19 juillet 1974, un premier accident survient dans le réacteur, et marque le début d’un enchaînement invraisemblable. La rupture d’une gaine provoque la contamination en antimoine radioactif d’une piscine du réacteur de l’ILL. Après filtration de 600 000 litres d’eau, 35 000 litres de liquide fortement radioactif sont stockés. Mais l’ILL a une capacité de stockage très limitée, et en vertu d’un accord passé avec le CENG, ce dernier est tenu d’accepter et de retraiter les déchets radioactifs de l’ILL. Presque deux mois plus tard, du 9 au 12 septembre, des employés du CENG réalisent le transfert de liquide à l’aide d’un camion citerne. D’ordinaire, celui-ci est équipé d’une pompe et d’un système d’alarme automatique, empêchant que la citerne ne déborde lors du remplissage. Hasard malheureux, à ce moment là, l’alarme est en panne, et la pompe ne s’avère pas assez puissante pour aspirer le liquide. Les employés en scaphandre utilisent une autre pompe et une technique rudimentaire leur permet de se passer de l’alarme. Un premier employé ouvre la vanne de la pompe, tandis qu’un autre surveille la cuve et lui donne l’ordre par radio de couper lorsque celle-ci est pleine...
Ce qui devait arriver arriva. Le 12 septembre, lors du dernier voyage, la vanne n’est pas fermée à temps. 50 litres de liquide radioactif se répandent sur le sol. «  Ramasser ce liquide n’est pas simple  : il faut ramasser le sol en même temps » [1]. 30m2 de bitume sont donc ramassés au marteau piqueur et stockés dans les cuves du CENG. Un mur en béton est construit à la hâte autour de celles-ci afin de protéger le bâtiment voisin et ses occupants contre l’intensité non prévue des rayonnements.

Reste maintenant à se débarrasser des déchets. En temps normal, le CENG se sert d’un évaporateur, qui permet de réduire le volume des déchets radioactifs avant de les stocker. Nouvelle coïncidence, en septembre 1974 l’évaporateur du CENG est en «  panne prolongée  », et ses cuves de stockage bientôt pleines. Les 21 et 22 septembre 1974, afin d’accueillir les 35 000 litres d’antimoine, le CENG procède alors à un déstockage de 40 000 litres d’effluents «  peu radioactifs  » dans les égouts [2].

Les choses auraient pu en rester là. C’était sans compter sur l’existence d’une section syndicale CFDT assez puissante au sein du CENG. Loin d’être antinucléaire, elle croit encore à la possibilité d’un nucléaire propre, sûr et transparent. Les syndicalistes ont suivi avec attention l’enchaînement des incidents. Le 26 septembre, lors d’une réunion interne, ils font part de leur inquiétude à la direction de l’ILL et demandent des explications. Pour la direction, toutes les précautions sont prises, et les syndicalistes n’ont rien à savoir de plus. Curieuse situation où Yves Droulers, ancien délégué CFDT, maintenant haut responsable de l’ILL, enfume ses anciens camarades. Le même jour, un certain «  Groupe écologique de Grenoble  », sûrement informé par des membres de la CFDT, rend public ces évènements. Yves Droulers, contraint de prendre alors position publiquement, explique au Daubé  : «  Il s’agit presque d’un incident de routine […] les incidents de juillet sont de ceux qui ne font pas courir le moindre danger à la population. […] Nous n’avons rien à cacher  »  [3].
Il en faut plus pour convaincre les délégués CFDT et les écologistes. Effectivement, quelques semaines plus tard, les syndicalistes apprennent par des sources internes, qu’une partie des effluents radioactifs déversés dans les égouts n’a jamais atteint l’Isère, et a infiltré la nappe phréatique située sous le CENG. Cette nappe est celle-là même qui fournit une partie de leur eau potable aux 20 000 habitants de Voreppe, et alimente certaines exploitations agricoles du nord-ouest de l’agglomération. Les mesures effectuées dans la nappe, et dont les résultats ne seront connus que bien plus tard, montrent une concentration de substances radioactives atteignant jusqu’à 9 fois la concentration maximale autorisée.

Comment de telles fuites ont-elles pu passer inaperçues  ? D’ordinaire, les procédures de rejets concertés font l’objet de contrôles réguliers des concentrations radioactives dans les égouts et dans la nappe phréatique, grâce à des capteurs enfouis dans le sol. Chose incroyable, au troisième trimestre 1974, les mesures n’ont pas été réalisées. «  Selon le CENG, c’est à cause du départ en vacances des responsables. Pour d’autres, il s’agirait d’un simple oubli  »... [4] Pendant plusieurs semaines, le CENG a donc procédé à des «  rejets concertés  » qui infiltraient directement la nappe phréatique, sans que personne ne s’en aperçoive.

Reste alors la question  : comment le liquide radioactif a-t-il pu passer des égouts à la nappe phréatique  ? Pour le savoir, le CENG fait appel à une entreprise spécialisée qui inspecte les égouts à l’aide d’une caméra. Le constat est édifiant  : «  nombreuses fissures horizontales circulaires ou en radier […] six cavités […] tuyaux non jointifs [...]  » Et le rapport de préciser  : «  la totalité du réseau n’a pas été étudiée  » [5]. Ce délabrement, dû à la corrosion par les nombreux produits toxiques rejetés régulièrement dans les égouts, est vraisemblablement ancien et n’explique pas pourquoi la contamination ne se fait que depuis récemment.

«  L’explication a été trouvée […] Jusqu’alors, la nappe phréatique avait un niveau bien supérieur à celui d’aujourd’hui et l’égout baignait dans cette nappe phréatique. La pression dans l’ensemble était telle que c’est l’eau de la nappe qui pénétrait dans le réseau d’égouts insuffisamment étanche, et non pas l’eau des égouts qui se répandait dans la nappe. A force de pomper cette eau, le niveau est descendu, le phénomène s’est inversé, les égouts ne sont ni plus ni moins étanches qu’avant, mais cette fois-ci, c’est l’eau de l’égout qui filtre vers la nappe  » [4].

Affichette tirée de La Fosse, journal sceptique, à propos de Limongi, responsable de la sécurité au CENG.

De leur côté, les écolos, très bien informés sur ce qui se passe au CENG font campagne. En novembre 1974, ils interviennent au conseil municipal de Grenoble pour protester contre «  les égouts plein de merde du CENG  ». Le maire Hubert Dubedout promet de demander une enquête et de tenir informés les écologistes. Ils attendent toujours... En mars 1975, le Groupe écologique de Grenoble publie le second numéro de son journal  : La Main dans le trou du fût, intégralement consacré aux «  débilités nucléaires  ». C’est La Fosse, journal sceptique, qui prendra ensuite le relais. Tiré à 2000 exemplaires, ce journal se veut l’organe d’information de tout le mouvement écologiste grenoblois.

Au gré des articles, on apprend que malgré les fuites avérées, le CENG continue de déverser des substances radioactives dans les égouts [6]. En mars 1975, une nouvelle défaillance de l’évaporateur du CENG entraîne un nouveau rejet dans les égouts (antimoine 124 et cobalt 60). Les écolos s’en prennent alors au responsable de la sécurité du CENG  : M. Limongi.

Ils rendent aussi public la manière dont le CENG stocke les déchets radioactifs  : «  C’est là que sont entassés ces fameux fûts en béton dans lesquels on entasse les déchets radioactifs solides. Tous plus ou moins fissurés, ces blocs de béton sont entassés à même le sol, tout juste goudronné, donc poreux, sans aucun toit pour les protéger de la pluie. Résultat, les eaux de pluie ruissellent sur les fûts, s’infiltrent par les fentes, se contaminent avant de s’infiltrer dans le sol où elles vont rejoindre la nappe phréatique  ».

A l’intérieur du CENG, les syndicalistes demandent la création d’une commission d’enquête. La direction refuse. En juin 1975, les écologistes fondent une association pour la protection de la région grenobloise, qui porte plainte contre X pour rejets d’effluents radioactifs dans les eaux souterraines. En décembre 75, le juge en charge de l’affaire ordonne une expertise. Pendant tout ce temps, la ville de Grenoble reste muette sur le sujet. En juin 1976, le directeur de La Fosse écrit à la municipalité  : «  On peut s’étonner de ce que vos lecteurs n’ont jamais été informés de la pollution radioactive de la nappe phréatique de leur ville par ses installations nucléaires. Cette attitude digne de la grande presse locale, rappelle étrangement celle du maire, qui nous avait promis en décembre 74 de nous communiquer tous renseignements au sujet de ces incidents [...]  ».

Il faut attendre novembre 1976 pour que le rapport des experts soit publié. Il confirme que «  Les installations du centre d’études nucléaires de Grenoble et de l’Institut Laue Langevin sont à l’origine de la pollution de la nappe phréatique de l’Isère, et que la pollution radioactive est significative ». La publication de ce rapport donne lieu à plusieurs articles dans la presse nationale en janvier et février 1977.

Parmi eux, un article de Michel Bosquet, intitulé «  Les eaux chaudes de Grenoble  » paraît dans Le Nouvel Obs. Michel Bosquet, ça ne vous dit rien  ? Peut-être le connaissez-vous sous son vrai nom  : André Gorz. Il est l’un des pionniers de l’écologie politique en France [7]. On peut lire dans l’article  :
«  Grâce à la plainte des écologistes, on apprend donc, avec plus d’une année de retard, que l’eau de la nappe était devenue impropre à la consommation. La direction du CENG le savait. Le SCPRI, Service central de protection contre les rayonnements ionisants, régulièrement informé par le rapport de surveillance du site, le savait également. Qu’a-t-il entrepris pour faire cesser les déversements qui causaient la pollution de la nappe  ? Rien. Qu’a-t-il fait pour empêcher la consommation d’eau polluée  ? Rien. Et pourquoi cette passivité  ? Parce que, selon les différents responsables de la radioprotection, ‘‘la concentration maximale autorisée est fixée si bas, que, même lorsqu’elle est dépassée, la population ne court aucun danger’’  ».


Le réacteur de l’institut Laue-Langevin, encore en marche aujourd’hui.

C’est là toute la finesse des mesures de protection des populations. Lorsque les seuils sont dépassés, c’est qu’ils étaient en réalité trop bas. Yves Droulers mis directement en cause par Michel Bosquet fait parvenir un droit de réponse  :
«  On aurait voulu insinuer par cette présentation tendancieuse que j’aurais ma part de responsabilité dans une conspiration du silence visant à tromper délibérément mes concitoyens, responsabilité aggravée par mes fonctions électives et politiques, qu’on ne s’y serait pas pris autrement ».

Ce à quoi Michel Bosquet répondra  : «  Par sa date et par son contexte, [la déclaration d’Yves Droulers] a fait partie d’une tentative visant à minimiser la chaîne d’accidents et d’incidents qui ont abouti à une pollution radioactive grave de la nappe phréatique de l’Isère. […] Il était impossible, fin septembre 1974, de maintenir, avec Yves Droulers, que ‘’la contamination en antimoine survenue en juillet ‘‘ avait ‘’ un caractère strictement interne au réacteur à haut flux’’ ».

Devant les conclusions de l’enquête, les attaques répétées des écologistes et les articles parus dans la presse nationale, la ville de Grenoble sort de son silence. Elle fait paraître dans son journal municipal de mars 1977 un article intitulé «  L’eau de Grenoble à l’abri des pollutions  ». On y apprend que l’eau bue par les Grenoblois est puisée au dessus de Pont de Claix, à 20 km en amont de la fuite au CENG et qu’il n’y a donc aucun risque de contamination pour les habitants... de Grenoble. Pas un mot en revanche pour les habitants du nord-ouest de l’agglomération. Afin de masquer son implication, la municipalité n’a plus d’autre choix que d’accuser les autres et de feindre l’indignation  : «  Nous devons exiger que toute la lumière soit faite et les responsabilités recherchées. [...]
Pourquoi a-t-il fallu attendre qu’un accident ait lieu, suivi d’une procédure judiciaire, pour que des mesures de sécurité qui semblent élémentaires soient prises  ?  »

Le chef de la sécurité du CENG, M. Limongi, sera condamné par la justice. La direction du CENG le promeut à de nouvelles responsabilités peu de temps après. Des travaux sont enfin entrepris pour restaurer et réorganiser le système d’égouts. Les seuils des concentrations maximales autorisées dans les rejets sont encore abaissés. Mais à quoi bon, puisqu’ils peuvent être dépassés «  sans risque  »  ?

Quelques mois après ces évènements, la manifestation de Malville marque le début de l’effondrement du mouvement écologiste. Un obstacle de moins pour les responsables du CENG qui continueront désormais de procéder à leurs «  rejets concertés  » en toute discrétion et sans que personne ne s’en préoccupe. Plusieurs histoires du CENG et de l’ILL ont été écrites ces dernières années, généralement par d’anciens responsables politiques et scientifiques. Aucune d’entre elles ne fait mention de ces évènements. Allez savoir pourquoi...


Principales sources  :

Sciences et Avenir n°360, février 1977.
Le Nouvel Observateur, n° 635 et 639.
La Fosse, journal sceptique, n° 1-3 (1975-1976).
Le Daubé de cette époque.
Michel de Bernardy de Sigoyer, La contre-information, un système d’expression  : le cas de Grenoble, thèse publiée en mai 1980, UPMF.
Pierre Frappat, Grenoble, le mythe blessé, Alain Moreau, 1979.

Droulers, un nucléocrate influent à Grenoble

Yves Droulers fait partie de ces personnes qui ont construit la technopole grenobloise, et dont le public ne connait rien, ou presque. Au début des années 1960, Droulers est ingénieur au CENG, et délégué CFDT. Collègue de Hubert Dubedout, à l’époque responsable de la communication publique du CENG, il en devient l’ami. Il quitte ses fonctions syndicales en 1974 lorsqu’il se lance à la conquête de la municipalité aux côtés de Dubedout. Élu municipal entre 1965 et 1977, il participe d’abord à la commission communication. À partir de 1973 il devient président de la commission municipale pour les économies d’énergie, à laquelle collaborent notamment des personnels du CENG. C’est cette commission qui soulèvera l’idée d’installer une centrale nucléaire pour le chauffage urbain à Grenoble. Projet deux fois avorté, en 1976 et en 1981, pour des raisons techniques et économiques. Entre temps, il est devenu l’ingénieur en charge du réacteur de l’ILL. Bien que peu présent sur la scène publique,Yves Droulers n’en a pas moins joué un rôle important :
« Dubedout a toujours accordé du prix aux avis et conseils de Droulers [...] Yves Droulers ne fut jamais aux avant-postes de l’action, mais il fut toujours influent. Aux élections législatives de 1978, c’est à lui que Dubedout confia la responsabilité de son petit état major personnel  » [8].

Notes

[1Michel Bosquet, Nouvel Obs n° 635.

[2Au CENG, cette procédure, dite de «  rejets concertés  » est une pratique courante et autorisée tant que la concentration de substances radioactives ne dépasse pas un certain seuil. Les égouts sont censés acheminer ces rejets jusque dans l’Isère.

[3Le Daubé, 29/09/74.

[4Sciences et Avenir n° 365, février 1977.

[5Sciences et Avenir n° 365, février 1977.

[6Des rejets concertés d’antimoines ont encore lieu en septembre et octobre 1974, et janvier, mars et septembre 1975.

[7Il a notamment introduit les thèses d’Ivan Illich en France. Il a publié entre autres  : Ecologie et Liberté (1977) et Adieux au prolétariat (1980).

[8Pierre Frappat, Grenoble, le mythe blessé, Alain Moreau, 1979.