Accueil > Automne 2023 / N°70

Le chœur de la salle blanche

« On est de plus en plus des presse-boutons »

2,9 milliards d’euros d’argent public pour « seulement » 1 000 emplois. L’annonce de l’extension de STMicroelectronics présente le plus mauvais ratio investissement public / emplois créés de l’histoire de l’industrie. Pourquoi ? Dans les salles blanches de la filière microélectronique, il y a de plus en plus de robots, de moins en moins d’humains. À quand un ratio nombre de robots installés par million d’euros d’argent public ?
En attendant, il y a encore des milliers d’opérateurs et techniciens dans les salles blanches de STMicro et de Soitec. Le Postillon a recueilli les témoignages de cinq d’entre eux – ayant préféré rester anonymes – pour donner une véritable idée de ces métiers « déshumanisants ».

« Le côté inhumain est noyé dans un tutoiement “cool” »

J’ai la trentaine, j’ai bossé onze ans en salle blanche à ST, dans l’usine Crolles 200 [il y a la « vieille » usine Crolles 200, avec des plaques de silicium de 200 mm, et la plus « moderne » Crolles 300, avec des plaques de silicium de 300 mm]. J’ai été simple opérateur, j’ai fait de la maintenance, j’ai été « wipper », celui qui gère les flux de production de son atelier. Je suis parti en 2020.

C’est paradoxal. Bosser là-bas m’a fait du bien mais aussi procuré beaucoup de dégoût. Au début, ça m’a aidé à vaincre ma timidité. Parce qu’en salle blanche on est tous pareils avec nos combinaisons. Quelque part, on est tous égaux, et ça m’a permis de me sentir à l’aise dans mon équipe.

Après c’est très compliqué au niveau management. On a cinq ou six chefs au-dessus de nous, on n’est personne, juste des numéros, celui qu’il y a sur notre badge. C’est comme ça qu’on est « appelés » par les logiciels.

J’ai mis un peu de temps à comprendre les vices des managers. Après un coup bas, j’ai perdu confiance et j’ai passé les huit années d’après à redouter des crasses. À osciller entre mon envie de partir et le relatif confort que me permettait ce boulot, parce que j’avais un salaire décent et que je connaissais bien la boîte.

J’ai été syndiqué, c’était très mal vu. Une fois par mois, on nous montrait les chiffres, on nous parlait de certains marchés. C’est une boîte où si on ne cherche pas à comprendre ce qu’on fait, on ne sait jamais rien. Quand on lançait un lot de plaques, on ne savait pas à quoi elles servaient, quelles étaient les finalités.

Le côté inhumain est noyé dans un tutoiement « cool ». C’est très pesant d’évoluer dans cette ambiance « fausse ». Si on a une minute de retard, on nous en parle à l’entretien annuel. Les gens qui mangaient sur place le faisaient en courant et revenaient en salle en ayant mal au ventre. On court, tout le temps. À 20h30 quand le shift est fini, à la minute près, tout le monde court pour partir. Vite.

Je suis parti en dépression puis j’ai été mis au placard. Ils ont voulu me mettre dans un atelier tout seul alors que moi le seul truc qui me plaisait c’était le travail en équipe. Avec les gens avec qui je bossais, il y avait un bel esprit d’équipe. J’ai mis la pression, finalement j’ai eu une rupture conventionnelle. Aujourd’hui je ne regrette rien.

« Techniquement, on fait des trucs de folie mais pour fabriquer de la merde »

J’ai la petite trentaine, je bosse chez un équipementier de ST depuis trois ans [les équipementiers sont les fabricants de machines utilisées dans les salles blanches, NdR]. En gros je fais de la maintenance de machines. Nous les équipementiers, on travaille en blouse blanche, pour les salariés de ST, la blouse est bleue.

ST est obligé de faire intervenir des salariés d’équipementiers parce qu’ils n’ont pas toutes les informations sur les machines qu’ils utilisent. C’est le monde merveilleux des brevets, où tout est protégé. Donc beaucoup d’équipementiers ont des bureaux pas très loin de ST et Soitec. À Crolles, Montbonnot ou Meylan, on les trouve presque tous : ASML, KLA Tencor, Applied materials, Lam research, Asm international, Tel.

Le boulot de maintenance est bien physique. Les mètres carrés sont très chers en salle blanche alors il n’y a pas de place autour des machines pour permettre de les réparer facilement. C’est peu ergonomique, il faut se faufiler pour accéder à des endroits. Dans les offres d’emploi ils insistent sur la nécessité de ramper ou de travailler par terre. En gros tu te pètes le dos. Il y a des matériaux dont on ne sait pas les impacts à long terme, comme par exemple la résine de photolithographie.

La relation avec mon boulot est schizophrénique. Le process je l’admire, après il ne faut pas penser à la finalité de ce qui est produit. On a beaucoup fait des puces pour les appareils photos d’Iphone... ça sert avant tout à poster des merdes sur TikTok. J’adore le semi-conducteur mais je n’aime pas pourquoi et comment c’est fait.

Pendant le Covid, l’usine de Crolles 200 tournait beaucoup pour produire des puces pour la console de jeu Switch. Techniquement, on fait des trucs de folie mais pour fabriquer de la merde... Les semi-conducteurs peuvent permettre un meilleur accès à la connaissance avec internet, peuvent optimiser des systèmes de régulation, par exemple pour permettre à ton ballon d’eau chaude de chauffer juste ce qu’il faut, mais globalement ça sert surtout à faire des trucs inutiles. C’est du gâchis.

« Plein de gens veulent se barrer mais n’ont pas d’autre plan »

J’ai la trentaine, j’ai bossé 18 mois en salle blanche à ST entre 2018 et 2019. J’étais embauché par une boîte d’intérim. Dans l’usine, en fonction des commandes et des trous à boucher, il y a un tiers d’intérimaires, embauchés par Adecco, Manpower, Randstadt. Ils prennent des intérimaires d’un peu partout pour éviter qu’ils créent trop de liens et aient des revendications.

Les gens ne se rendent pas compte ce que c’est de bosser en salle blanche. J’ai vu des personnes arriver à la journée d’intégration, et se barrer à la pause. Ils ne s’imaginaient pas ce que c’était d’être en combinaison toute la journée, les réalités de ce boulot usant. Il y a beaucoup de lumière, la lumière artificielle qui t’éclate les yeux, la lumière des écrans TV disposés un peu partout pour t’annoncer dans chaque zone ce qu’il y a à faire, les « tower-light » des machines, qui t’indiquent celle qui sont vides et/ou à charger (jaune), à décharger (orange), en train de tourner (vert) ou en maintenance (rouge). Il y a aussi beaucoup de bruit, dû aux machines et aux souffleries de la salle blanche.

À la journée d’intégration, ils t’apprennent à manipuler les boîtes de plaques de silicium. À Crolles 200, c’est des « cassettes » où il y a quinze plaques, à 300 ils appellent ça des Foup (Capsule à ouverture universelle frontale) où il y a 25 plaques.
À 300, tout est automatisé alors le boulot est moins physique. À 200, tu dois faire plein de petits gestes répétitifs, notamment pour ouvrir les « cassettes ». Alors il y a pas mal de troubles musculo-squelettiques (TMS), des problèmes au poignet, au dos aussi, car il y a beaucoup de flexions et de port de charges lourdes. La direction a fait partir beaucoup d’opérateurs en pré-retraite à cause de problèmes d’arthrose. Ils favorisent aussi le turnover d’intérimaires pour ne pas reconnaître les TMS. J’ai vu un cadre dire à une opératrice qui se plaignait de douleurs au poignet : «  C’est parce que vous épluchez trop de légumes.  »

Tu fais le même boulot pendant douze heures. Pendant que j’y étais, ils ont enlevé les quelques chaises qu’il y avait, pour qu’on ne s’assoie pas. Il fallait demander au manager pour aller aux toilettes : des filles ont eu des problèmes urinaires parce qu’elles se retenaient trop longtemps. Il n’y a pas d’air naturel : c’est un flux laminaire artificiel qui passe de haut en bas. Pendant l’effort cela peut provoquer des malaises… Si t’es claustro, tu ne t’en sors pas. Tu marches beaucoup : dans l’atelier photo, on avait calculé qu’on faisait 12 kilomètres par jour en moyenne. La température est toujours à 21°C mais comme tu bouges beaucoup, tu portes, tu transpires et tu macères sous ta combinaison.

Il y a un fichage de tous les gens qui débraient, même une heure. On me disait « si tu veux pas être fiché faut pas parler avec la CGT ». À l’intégration, le formateur conseille à tous les intérimaires de ne pas parler politique, religion, et opinions car cela peut amener à des « conflits » et qu’à ST on aime vraiment pas le conflit.

J’ai vu quelques techniques de sabotage pour ralentir le rythme : souffler sur les boîtes de plaques test pour mettre des contaminations particulaires, cacher des masques, voler les chariots dans les zones, voler les caisses à outils des collègues de maintenance, ralentir les robots....

On a le droit à 1h30 de pause pour 12 heures de travail. Sauf qu’on ne peut pas prendre nos pauses en même temps, car les machines tournent non-stop. Donc quand tu arrives, tu rentres tes pauses dans le planning, si t’es dans les derniers tu prends les créneaux qu’il reste. À chaque pause, il faut se déshabiller et se rhabiller, ça prend bien dix minutes, donc c’est autant de pause en moins. Tu es toujours traité comme quelque chose de potentiellement sale car à l’intégration on te dit que la salle blanche est un milieu propre comme un hôpital et ce qui crée des contaminations c’est l’humain.

Il y a une clause de confidentialité de trois ans, on nous met la pression sur l’espionnage industriel en nous disant de ne pas laisser traîner notre badge. Si on s’intéresse on peut savoir un peu à quoi vont servir les puces. Quand c’est des lots importants (militaire, spatial, etc.) une personne dédiée amène le lot exprès dans chaque zone et il faut que les lots passent le plus vite possible. Une fois, on se charriait entre nous et on a dit à une collègue « ne charge pas ce lot-là, tu vois, tu vas fabriquer des missiles ». On me disait de mettre mes valeurs de côté. Plein de gens veulent se barrer mais n’ont pas d’autre plan.

« C’est comme un jeu vidéo, sans fun »

J’ai la vingtaine, en 2020 j’ai bossé pendant six mois à Crolles 300. J’avais été démarché par une boîte d’intérim, j’ai été embauché par ST. Je n’ai pas continué à cause de crises d’angoisse qui devenaient de plus en plus récurrentes.

Comme tous les boulots de nuit, on est complètement décalés. Mais là en plus l’ambiance était assez anxiogène. C’est difficile d’identifier les autres employés à cause de la tenue, tu reconnais juste des yeux. Si quelqu’un passe derrière toi, tu ne sais pas qui c’est. Cela génère du stress et des soupçons de surveillance. Dans certaines discussions, j’avais l’impression de subir des tests d’assujettissement à la boîte. Qu’on cherchait à savoir si j’étais potentiellement une personne à risque. Cette tenue intégrale rend la chose encore plus pesante. La moindre de tes actions est tracée informatiquement. Tu es sous contrôle tout le temps.

Le boulot se passe derrière un ordi, on suit des chiffres, des lettres, des couleurs, qui représentent des machines et des Foup, des boîtes de plaques. Notre boulot est de surveiller et de rectifier la robotisation. Il n’y a rien de concret, tu ne sais pas ce que tu es en train de faire. C’est très déshumanisant. Tout ce que tu fais, c’est pour améliorer l’automatisation. Tu dois cliquer sur des trucs, sans vraiment comprendre. C’est comme un jeu vidéo, sans fun.

J’avais des douleurs nasales les premières semaines, à cause du traitement de l’air. Ce n’est pas un environnement sain. Comme tu es toujours derrière un ordi, il y a des fatigues oculaires importantes. Il y a des problèmes pour la peau, qui macère toute la journée sous la combinaison. J’ai eu des problèmes de perte de cheveux. J’ai vu des répercussions sur mon physique en six mois et je trouvais que certains faisaient plus que leur âge. Après, d’autres le vivaient très bien.

J’ai fait beaucoup de tafs de merde, mais là c’était le plus démoralisant. Si tu travailles de nuit, tu touches directement 2 000 balles par mois, c’est ce qui attire la plupart des salariés, dont beaucoup n’ont pas de diplôme. Dans les pauses, on parle donc essentiellement de thune. Beaucoup ne sont là que quelques mois pour faire un billet.

« Tu accompagnes juste des robots et ça va être de pire en pire »

J’ai la petite cinquantaine, je travaille dans les salles blanches de Soitec depuis 19 ans. Je suis maintenant opérateur avancé, je fais de la production et de la maintenance.
Des fois les lots de plaquettes sont « holdés » (bloqués) à cause d’un défaut ou d’un problème. Mon boulot c’est de les « déholder » et de faire avancer le lot. La pression est pesante ; j’ai une quarantaine de machines à régler. Quand l’usine est à son remplissage normal, les machines vont plutôt bien. Ces derniers mois on est en surrégime, donc elles tournent trop et tombent en panne les unes après les autres. En maintenance, on court.

À Bernin on est en surcapacité. Le système d’exploitation a lâché plusieurs fois parce qu’il recevait trop d’infos d’un coup. Et puis il y a les problèmes de stockage, on met des lots n’importe où faute de place. Normalement faut les « shelver », les localiser. Mais des fois tu ne peux pas les « shelver » parce qu’il n’y a plus de place. Alors on perd des lots qui ont fait tout le processus de fabrication.
Ce qui m’inquiète le plus c’est le nombre de personnes qui vont arriver avec ces agrandissements. Tout est déjà saturé au niveau logement et circulation. Avec l’évolution des usines et la robotisation, il y a de plus en plus d’ingénieurs et de moins en moins d’opérateurs. Donc ce sont des gens qui ont de l’argent.
À Singapour aussi notre usine monte en gamme. Moi je suis à 10 ans de la retraite, mais des jeunes ont peur qu’ils délocalisent là-bas la production des usines Bernin 1 et 2, où il y a encore pas mal de main d’œuvre. Car à Singapour ils montent en volume, en capacité, embauchent de plus en plus. Avant, les patrons on avait tendance à les croire, les fondateurs de Soitec étaient attachés à la région. Aujourd’hui il n’y a plus que des financiers, ce sont les actionnaires qui mènent la danse.
Les managers ne sont plus en salle, ils ne nous surveillent pas trop, le flicage est surtout automatique. Pour aller aux chiottes tu dois badger, en faisant F5 qui est une sortie autorisée. Des fois certains en ont profité pour aller fumer une clope. Récemment une opératrice qui s’était fait choper trois fois en train de faire ça s’est fait virer. J’ai déjà vu au moins deux mises à pied à cause de ça.
Il y a des fois une ambiance toxique et délétère où les CDI mettent la pression sur les CDD pour qu’ils fassent le boulot à leur place. Soit t’es un loup soit t’es un mouton. Là-dessus les syndicats ne sont pas tout propres : des fois ils défendent les salariés « harceleurs ». Je dis ça et je suis syndiqué hein.
Pour s’identifier, on a des trigrammes, des identifiants qui nous repèrent sur des machines. Avant, c’était mes initiales. Maintenant c’est des numéros. Je voyais des initiales je savais qui était le collègue, maintenant je vois S082.1, j’en sais rien du tout. Les lots ont des numéros, les opérateurs aussi.
J’étais un ouvrier avant de rentrer à Soitec. J’essaie de le rester, mais à Soitec, comme à ST, on est de plus en plus des presse-boutons. Dans ces métiers d’opérateur tu n’en as rien à faire de ce que tu produis, tu n’as pas le souci du travail bien fait comme tu peux avoir quand tu es ouvrier. Tout le monde est complètement anonyme. Un collègue se barre après plusieurs années de boîte, deux semaines après il est complètement oublié. C’est dévalorisant.
Il y avait une classe ouvrière, il n’y a pas de « classe opérateurs ». Tu accompagnes juste des robots et ça va être de pire en pire. En 19 ans, j’ai déjà vu disparaître plein de postes au profit des robots. Dans la dernière usine, le B4, tout est automatisé. Les humains ne vont faire plus que le contrôle final, car aucune machine ne peut le faire complètement. Et sinon quelques humains gèreront les bugs.