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Les grenoblois esclavagistes

Grenoble n’est pas Bordeaux ou Nantes. Modeste bourgade jusqu’à la révolution industrielle et l’invention de la « houille blanche » au XIXème siècle, rien ne relie a priori la capitale des Alpes à l’esclavagisme. Et pourtant : tout au long du XVIIIème siècle, des familles grenobloises se sont grassement enrichies grâce au commerce avec les Caraïbes, et la possession de centaines d’esclaves. Retour sur ce pan méconnu de l’histoire locale.

Qui connaît l’origine du jardin des Dauphins, l’emblématique parc du bas de la Bastille ? Au printemps dernier, un pochoir sur fond noir est apparu sur un mur du jardin. Il évoque succinctement le passé esclavagiste de deux familles grenobloises : « Jardin des Dauphins, financé par les plantations de canne à sucre de la famille DOLLE et RABY, colonie française de Saint-Domingue, XVIIIe. »

Le pochoir met le doigt sur le passé esclavagiste de la ville : des années 1730 à la Révolution, la bourgeoisie grenobloise a croqué dans ce gâteau. Pour mieux comprendre, il faut lire Pierre Léon [1]. Sur la base d’archives, l’historien retrace une partie de la vie de ces deux familles Dolle et Raby, pour comprendre l’ascension et la déchéance d’une dynastie fondée sur le commerce et l’esclavage entre le royaume de France et les Antilles. 

C’est par Antoine Dolle, dit «  l’Américain », que tout semble commencer. Né en 1728 à Bourg d’Oisans, Antoine Dolle est « entreprenant  » (comme son père, Marc, remarié avec Justine Françoise Raby). Pour Pierre Léon, la volonté d’entreprendre vient de l’origine géographique de la famille, l’Oisans, «  ce qui explique beaucoup de leurs ardeurs, de leur âpreté et de leur esprit de conquête et de domination ».

Antoine a 20 ans quand il prend un bateau et débarque à Saint-Domingue, où il passe la majorité de sa vie. Sur cette île des Caraïbes, actuellement dénommée Haïti, des familles commerçantes du Dauphiné ont déjà installé des « comptoirs » exportant des produits du Dauphiné dans les Antilles, et important des produits des Caraïbes en Métropole. Les Dolle et les Raby vont développer ce commerce.

On retrouve quelques mouvements de marchandises dans les Archives. Au départ du Dauphiné, il y a l’exportation de toile, de tissus, de mousseline ou de mouchoirs de coton, vendus par les familles Dolle et Raby. De l’autre côté, il y a des importations de café par les Dolle, en direction de Chambéry, et de sucre. En 1790, par exemple, les deux familles envoient 72 barriques de sucre via le bateau l’Espérance, à destination de Bordeaux.

Antoine Dolle commence comme négociant d’étoffes, et « commissionnaire, c’est-à-dire, intermédiaire sur place, représentant les intérêts de la maison-mère métropolitaine » explique Ali Babar Kenjah, dans un long article concernant l’esclavagisme grenoblois [2]. Il récupère les denrées envoyées par des membres de sa famille depuis la France, et leur envoie en échange les produits des Îles. Les Dolle sont accompagnés par une bourgeoisie grenobloise (banquière et commerçante) avec les Balmet, les Botta ou les Périer.

Ali Babar Kenjah détaille : «  Les toiles du Dauphiné habillent la nudité des esclaves, de même que les ferrements de Vizille proposent des outils indispensables à leur répression et à la terreur qu’on leur impose pour le bon fonctionnement des plantations (carcans, masques, fers de marquage, fers de pieds, chaînes, etc.) »

Mais en plus de ces échanges commerciaux, les Dolle profitent de l’esclavage et de l’exploitation des ressources des colonies. Lorsqu’il meurt en 1793, Antoine Dolle laisse derrière lui un héritage important, dont une habitation caféière située à la Ravine des Chandeliers, à Jérémie, où vivaient des esclaves. La famille Raby est aussi «  réputée posséder d’importants domaines à St-Domingue dès les années 1750-1755 », d’après Pierre Léon, où ils disposent de deux caféières.

Le premier frère de cette famille, Raby du Moreau, est propriétaire-associé de deux habitations dans la région du Limbé, dans le nord de l’île. Il y a Marmelade (180 hectares de terres et 76 esclaves), et la plantation Les Vazes, la plus importante du patrimoine familial (663 hectares et 243 esclaves). Achetée tardivement, en 1785, cette exploitation permet à la famille Raby de devenir de « Grands Blancs ». Ali Babar Kenjah explique : «  C’est l’acquisition d’une taille critique, en surface exploitée et nombre d’esclaves propres [qui permet] la qualification de “Grand Blanc”. Peu y parviennent, car la production de sucre en milieu colonial dans un système esclavagiste s’apparente à une forme de loterie ; elle exige une maîtrise technique sophistiquée et des moyens financiers importants [...]. Elle exige surtout un équilibre subtil entre dressage disciplinaire et terreur sécuritaire dans la gestion des outils vivants que sont les esclaves. » La plantation des Vazes est une des plus importantes pour l’époque, les navires de commerce s’arrêtent directement dans le havre dépendant de la propriété.

C’est toujours parmi les documents rassemblés par Pierre Léon, que l’on trouve l’inventaire des esclaves, à Marmelade, en 1787. Il y a «  Scipion, commandeur, 60 ans, de nation Mondongue, 2500 Livres [c’est son prix]. Courageux, 60 ans, Congo 1250 L, Canga, 40 ans, Congo, 3000 L. Le numéro 35 est Françoise, 5 enfants travaillant, infirme de tous ses membres, 50 ans, créole, 100 L. Il y a Marie-Colette, 3 enfants, 22 ans, créole, 3000 L. Grand Kingue, 3 enfants, 24 ans, créole, 3000 L, et aussi Catherine, 3 enfants, 1 travaillant, 30 ans, créole, 3000 L. Parmi les enfants, il y a Anne, 16 ans, créole, 3000 L et Julienne, espèce d’avorton, 16 ans, créole, 1000 L. Et Véronique, 1 an, créole, 150 L. Marie-Louise, 1 mois, créole 150 L, Bernabée, 6 jours, créole, 150 L. » Et des dizaines d’autres noms. Un inventaire morbide quand on connaît l’incroyable taux de mortalité causé par le travail harassant, les maladies et la maltraitance.

Entre les années 1787 à 1791, «  pour les Vazes, “53 unités” sont mortes pour 23 naissances  ». Dans cette plantation, il y a entre 20 à 40 hospitalisations par mois, pour des «  affections de la poitrine, vérole, asthme, vomissements, lèpre, paralysie, tétanos  ». Pour pallier cela, en 1787, il est décidé de racheter « 92 nègres  ». Entre 1785 et 1791, l’effectif passe de 243 à 300 personnes.

En 1789, une épidémie touche l’île : «  La grippe exerçait ses ravages et rendait le travail difficile voire impossible. »
Pierre Léon cite un étonnant document « l’heureuse gestion d’une plantation », présent aux archives de l’Isère. Y sont évoquées les « bonnes attitudes à l’égard des nègres » que devrait avoir l’esclavagiste : « Il ira visiter son hôpital et verra si les genres hospitaliers ont soin des malades, s’ils sont bien couchés ; il visitera souvent les jardins à nègres afin qu’ils ne soient pas au dépourvu du côté des vivres de terre », « l’économe sera bienveillant envers les nègres et n’exigera pas des travaux au-dessus de leur force ».

Des règles que les Dauphinois sur place ont visiblement peu respectées. Qui aurait pu leur reprocher ? À Grenoble, l’esclavage, personne ne le voit : ni la souffrance, ni les coups de fouet, ni la mort. Seules émergent les richesses ramenées par ces entrepreneurs lointains, et leurs brillantes éruditions.

Il reste plusieurs traces des Raby, à Grenoble. Un tableau, portrait de Joseph-Claude Raby, (lui aussi dit « l’Américain ») a été présenté au musée dauphinois lors de l’exposition « Ce que nous devons à l’Afrique », en 2010. Ce dernier, esclavagiste qui a visité le Canada, le Mexique, la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane française, ou le Pérou, fait aussi partie des fondateurs du musée-bibliothèque à qui il légua ses collections en 1773. On retrouve le nom de son frère, Victor-Thomas, gravé dans la plaque d’honneur toujours située dans l’ancien musée de peinture, sous son nom de colon, Raby Saint-Victor.

Joseph-Claude est aussi à l’origine, avec d’autres, de la création du muséum d’histoire naturelle. Il avait amassé au cours de ses nombreux voyages une telle collection d’objets exotiques, qu’une fois mort, il en a légué une grande partie à la Ville.

C’était alors la mode des cabinets de curiosité et Joseph-Claude, «  l’Américain  », est très bon à ce jeu : dans sa (très très) riche maison située rue Neuve à Grenoble (les actuelles rues Raoul-Blanchard, Voltaire et Servan) il « disposait de perroquets de Java et deux passereaux d’Afrique au plumage noir et blanc [...], de bouteilles renfermant des poissons, une queue de raie, des oiseaux mouches et une tête de méduse, des bocaux avec des fruits d’Amérique, mais aussi des noix de coco, un flacon à poudre des Nègres » (sans doute une poudre médicinale ou un aphrodisiaque.)  [3].

Et donc, il y a aussi le jardin des Dauphins, appelé alors Jardin Dolle. Cette zone de la ville, alors en friche, est rachetée en 1785 par un héritier de la famille, Jean-Baptiste Dolle – le frère d’Antoine. En payant chèrement un ingénieur-géographe du roi, il se permet toutes les folies : il créé de multiples rampes et escaliers, il fait planter des vignes, des arbres fruitiers en espalier, des pins, des essences exotiques, il ajoute une grande serre chauffée qui permet la culture de plantes venues d’Orient et des Antilles, fait construire des citernes pour recueillir l’eau et arroser le tout. Il fait retirer et remblayer des tonnes de terre, utilise des explosifs et endommage les maisons voisines, qu’il doit réparer sur ses fonds. Il dépense tellement que ses frères s’agacent (dont Antoine et Marc le Jeune) en septembre :

«  Tu as vu combien j’ai mis du temps et de la lenteur à bâtir, et que je ne l’ai fait que du résultat des économies et bénéfices de mes petits trafics et commerces de denrées, et que j’ai peu pris sur mes capitaux. [...] Toi qui n’a qu’une petite fortune, dont les produits sont biens différents , tu ne crains pas d’entreprendre, de contracter des engagements considérables, et tu vas au-delà de tes facultés. [...] Tu te reposes, mal à propos, sur les résultats de l’habitation des Vazes. [...] Je t’ai prêté 25 000 livres, je t’ai fait promettre de te borner à payer tes ouvriers. [...] Je vois bien que tu as oublié ta promesse.  »

En effet, en plus de ces dépenses pour un jardin, Jean-Baptiste Dolle aménage un château appelé « maison romaine  ». Une partie du bâtiment est toujours debout et comprend notamment l’actuel Spa Atlantys, situé route de Lyon. Il est alors richement meublé et décoré par l’ébéniste Hache. D’après les textes de l’époque, les commodes sont « sculptées », les gravures aux murs sont coquines, voire salaces, tout comme la bibliothèque. Il y a aussi les traces d’un dîner offert par les Dolle, comportant six entrées, douze entremets et six rôtis.

La fête du 20 octobre 1788 est sans doute la plus marquante. Pour célébrer la lutte victorieuse contre de nouvelles taxes voulues par le roi, ayant été à l’origine de la fameuse Journée des Tuiles, le bourgeois Dolle met le paquet : dans son jardin, il y a des fontaines de vin, des illuminations partout, des bals (publics et privés). Les textes évoquent une foule de « 20 000 personnes » (c’est-à-dire le nombre d’habitants de Grenoble à l’époque), qui se rassemble au pied du jardin, pour admirer le feu d’artifice donné – la facture de l’artificier, 134 livres, décrit par le menu tout ce qui a explosé dans le ciel de Grenoble. La fortune de la famille est faite : « Aux biens coloniaux s’ajoutent les immeubles dauphinois urbains et ruraux, les fonds de commerce, les créances, les capitaux liquides  », résume Pierre Léon.

Mais la fête, tel le chant du cygne, annonce la fin du faste des Dolle/Raby. En 1789, la Révolution commence en France, ce dont s’accommodent bien – au début - les bourgeois Dolle et Raby. Marc Dolle le Jeune est commandant de la garde nationale – il prend même la tête d’un défilé militaire en avril 1790 comme un bon défenseur de la Révolution –, son frère Jean-Baptiste est capitaine d’une milice bourgeoise. De son côté Raby du Moreau fait partie du Club Massiac, un «  lobby colonial  » qui fait « obstacle à l’abolition de la traite  », explique Ali Babar Kenjah. Antoine Barnave, le héros grenoblois, est aussi opposé à l’abolition (voir encart), mais cela ne suffira pas. D’autant que rien ne va plus à Saint-Domingue. Menée par les esclaves et anciens esclaves, une révolte d’ampleur débute en 1791. Des embuscades et des meurtres de Blancs ont lieu, ce qui va bouleverser l’île et la spéculation sur le sucre. Son prix varie très fortement – les fortunes se font et se défont en quelques jours. Si nos bourgeois grenoblois, et notamment les Dolle, tentent d’en profiter dans un premier temps, la situation devient intenable : ils finissent par tout perdre.

En France, Jean-Baptiste Dolle tente de se faire bien voir et « alla au-devant de la dépossession et offrit son immeuble à la défense de sa ville natale » [4] en 1791, mais cela ne suffit pas : il choisit l’exil par peur de la Révolution – son nom apparaît dans la liste des suspects contre-révolutionnaires –, et perd tout, dont son fameux jardin. En 1792, c’est la plantation des Vazes qu’ils perdent, en grande partie détruite.

Si les familles ont finalement tout perdu, Grenoble a bénéficié de cette période esclavagiste. Pour Ali Babar Kenjah, « une nouvelle génération d’entrepreneurs va émerger à Grenoble, sur le socle forgé grâce au commerce colonial [car] les entrepreneurs sont désormais intégrés aux réseaux mondialisés. » Même si depuis, plus rien dans la ville ne rappelle les souffrances des esclaves du XVIIIe siècle. Rien, si ce n’est un petit pochoir apparu récemment au jardin des Dauphins...

Barnave pro-colon

On se souvient surtout du grenoblois Barnave, avocat de métier, comme un des artisans de la Journée des Tuiles de 1788 et comme une des voix du tiers-Etat au début de la Révolution. Élu représentant du Dauphiné, il est l’un des penseurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cependant, son amour de la révolution s’arrête là où l’intérêt des colons commence – et peu semblent importer les souffrances des esclaves. Car après la Déclaration, Barnave est « rapporteur et principal animateur, au sein de l’Assemblée Nationale constituante, du Comité des Colonies  [...] qui fit obstacle à l’abolition de la traite ainsi qu’à l’extension des droits de citoyen actif aux libres de couleur.  » Même s’il nie tout lien avec le Club Massiac, les liens de Barnave avec les colons sont nombreux : un de ses oncles possède une habitation à Saint Domingue, et il est proche des De Lameth, une grande famille de colons. Ce n’est pas cette face sombre qui lui coûtera la vie : Barnave est par ailleurs resté proche de la Cour du roi et voit en cachette Marie-Antoinette, la reine, ce qui lui vaut un emprisonnement (au début à la Bastille de Grenoble), puis la décapitation en 1793.

Notes

[1Pierre Léon, Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du XVIIIe siècle. Les Dolle et les Raby, Les Belles lettres, 1963.

[2Philippe Alain Yerro, dit Ali Babar Kenjah, Grenoble et l’esclavage antillais, pour une lecture décoloniale de l’histoire locale, 10 mai 2018, sur www.madinin-art.net.

[3Joëlle Rochas, Un cabinet de curiosités grenoblois à l’origine des collections du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble, 2008.

[4Gustave Veillein, Habitation de plaisance d’un Grenoblois du XVIIIe – les jardins Dolle, Rajon, 1896.