Accueil > Avril / Mai 2016 / N°35

Instantanés autour de la loi travail

Dans la cuvette Debout

Depuis que Le Postillon existe (sept ans déjà, l’âge de raison), la contestation sociale est en panne. Hormis le « mouvement des retraites » de 2010, qui a échoué, il n’y a pas eu d’effervescence contestataire dans les rues de Grenoble, pas de grandes manifestations, pas d’élan. C’est un grand manque pour notre journal. Pas d’un point de vue politique, non on s’en fout de ça. Les manifs nous manquent uniquement pour des raisons commerciales. Ce sont les meilleurs moments pour vendre notre produit, ceux qui nous permettent d’engranger le plus de cash flow dans le money time. Et ça s’est encore vérifié lors des manifestations contre la loi Travail des 9 et 31 mars derniers, où on a pu fracasser tous nos records de ventes de numéros à l’heure en atteignant le nombre de 85 (le précédent record, 77 seulement, datait de la manif « je suis Charlie »), soit un toutes les 42 secondes. Alors notre directeur des ventes s’est emballé : « C’est bien les petits, on va pouvoir revoir à la hausse les objectifs annuels. Le problème, c’est que tout ça risque de s’arrêter. Hey les journaleux, vous voudriez pas un peu causer de ce mouvement, comprendre comment ça marche, quelles en sont les limites ? Ça pourra peut-être nous servir pour la suite, pour anticiper les futurs pics de vente. » Bien, chef. Les deux journaleux du Postillon ont donc fouiné autour des manifestations du mois de mars et en rapportent un récit chronologique chaotique.

Vendredi 4 mars : Ce soir, il y a une réunion au syndicat Solidaires, pour préparer le mouvement à venir. Pas grand monde, mais une certaine excitation due au contexte national : tout le monde a l’impression que « c’est en train de prendre ». Qu’après des années de marasme, la réforme de la loi Travail portée par Myriam El Khomri est l’étincelle qui va enflammer l’exaspération sociale. Ça frémit de partout, sur les réseaux sociaux ou dans les syndicats. Mais comment s’organiser ? Pour l’instant les directions syndicales ont prévu, au grand regret de nombre de militants, une seule grosse journée de mobilisation, le 31 mars. C’est loin... Sous la pression de la jeunesse, une autre journée est prévue pour le 9 mars. Et entre les deux ? Comment ne pas faire retomber la pression ? Comment faire pour que le mouvement dépasse ces grandes journées d’action ? Vastes questions auxquelles il est impossible de répondre. Il y a des grandes inconnues comme l’attitude des directions syndicales, le nombre de manifestants à la première journée d’action, la mobilisation des lycéens, des étudiants. Un mouvement social n’est pas une science exacte et tient à peu de choses. Pour faire prendre la sauce, les membres de Solidaires se disent qu’il faut proposer à tout le monde une assemblée générale après la manifestation du 9 mars. Mais il y a un problème : le lieu. Où se réunir ? Au centre-ville, il n’y a pas de salles disponibles. à la bourse du travail, ce n’est pas possible, les autres syndicats ne veulent pas. La météo annonce du froid et de la pluie, donc pas dehors. La seule solution ce soir-là : proposer une assemblée générale au local de Solidaires. Tout le monde se rend compte que c’est un peu pourri comme idée, parce que c’est trop marqué au niveau de l’identité et parce que ce local, situé entre la Villeneuve et le Village Olympique, est bien paumé et difficilement trouvable.

Mercredi 9 mars : Pas mal de monde à la manifestation de ce midi, peut-être 10 000 personnes, comme on en n’avait pas vu depuis longtemps. Comme prévu, à l’assemblée générale dans le local Solidaires, il y en a beaucoup moins : on est environ quarante. Parmi les nombreux sujets évoqués, la difficulté de toucher les salariés de petites entreprises, où il n’y a souvent pas de syndicat et pas de tradition de mobilisation collective. « On ne va jamais tracter ou afficher dans les zones d’activités où il y a ce genre de boîte. C’est un désert militant. Il faudrait faire des efforts là-dessus ». En attendant, une assemblée générale hebdomadaire de ce type est prévue. Un salarié de la Bobine propose qu’elle se déroule dans ce bar associatif plus central. « L’assemblée de ville » est née ; elle se déroulera tous les lundis soir.

Jeudi 24 mars : Les AG à la Bobine ou sur le campus, les réunions au local de Solidaires, les débats dans des lieux autogérés... C’est un certain entre-soi. Et si on allait voir la mobilisation des travailleurs du secteur privé ? À la manifestation du jour, j’aborde plein de salariés de Schneider, de STMicroélectronics, de Hewlett-Packard, et même du Commissariat à l’énergie atomique, pour leur demander s’il serait possible d’assister à une assemblée générale de salariés mobilisés contre la loi El Khomri. À chaque fois, les mêmes réponses : « Ça ne me dérangerait pas du tout, mais le problème, c’est que ce n’est pas possible, tu ne pourras pas rentrer sur le site. »

Vendredi 25 mars : Après une première prise de contact, je retrouve Nico, jeune salarié de Becton-Dickinson (BD) et syndicaliste CGT, devant les grilles de l’usine de Pont-de-Claix. Sur son site isérois, spécialisé notamment dans la production de seringues, l’équipementier médical américain emploie plus de 1 500 salariés.
Ce vendredi, Nico et deux de ses collègues cégétistes diffusent le tract de l’UD-CGT Isère appelant à la journée de grève du 31 mars. Entre eux, les trois syndicalistes se remémorent la manifestation de la veille et la salve de grenades lacrymogènes reçue par le camion de la CGT à hauteur de Chavant : « La prochaine fois, au lieu de venir avec des œufs, on leur renverra les lacrymos. » La colère contre la répression policière est réelle et on ressent bien le décalage entre le discours policé des directions syndicales et la rage grandissante d’une base plus radicale. à cette heure-ci, la plupart des salariés défilent au pas de course devant le poste de garde. Tous prennent le tract mais si Nico serre des pinces et claque des bises à tour de bras, peu de ses collègues ont le temps de s’arrêter discuter : « C’est difficile de tracter car les équipes entrante et sortante se croisent à 13h. Au total, il y a quatre équipes, sans compter le personnel journalier. » Malgré tout, ajoute-t-il, « on en discute beaucoup en-dehors des diff’ de tracts. Même avant, dès qu’on a commencé à évoquer cette loi, au coin repos ça ne parlait que de ça. Les gens m’ont tout de suite interpellé pour avoir des explications et savoir ce qu’on allait faire. Du coup, on a sorti une information dans la foulée. »
Pour organiser la mobilisation, la CGT a fait dans le classique : diff’ de tracts, communication sur les panneaux syndicaux, discussions avec les salariés au café ou aux postes de travail... En revanche, pas d’AG : « Quand on en fait, peu de salariés se déplacent car c’est en-dehors du temps de travail. » Mais dans l’ensemble, se félicite Nico, « les salariés sont beaucoup plus réceptifs que ce que j’imaginais. Le 9 mars, près de 90 % des salariés de la production (500 personnes au total) ont débrayé. Et j’avais rarement vu autant de monde de BD dans une manif, on était une centaine ! La dernière fois, c’était pour les retraites. » En quittant le site, je tombe sur Didier, 50 ans, intérimaire, particulièrement remonté : « Cette loi, c’est de la merde et une régression de tous nos acquis sociaux. » Cet ancien délégué syndical, vétéran des manifs, a déjà les yeux rivés sur « la prochaine étape, le 31 mars. Il faut tenir à bloc ! »

Lundi 28 mars : À l’heure de la pause déjeuner, je me rends dans une autre entreprise de l’agglomération, convié par Pedro ( [1]), un salarié syndiqué. Cette fois, changement d’ambiance : chez BD, j’avais pu pénétrer de quelques mètres à l’intérieur du site et effectuer mon reportage tranquillement, sans me faire questionner. Ici, il faut montrer patte blanche ! Pedro m’avait prévenu, un journaliste venu interroger des ouvriers - même sur une loi nationale - est quasiment considéré comme un potentiel terroriste. Je parviens quand même à rentrer mais je me sens un peu comme un militant vegan infiltré dans un abattoir.
Pedro me fait vite comprendre que les relations sont extrêmement tendues entre la direction et les syndicats. La « politique de la terreur » commence à marcher, me dit-il, « les gens se divisent, l’unité est en train de voler en éclats ». Pourtant, comme chez BD, les taux de grévistes sont forts, avec des chiffres avoisinant les 90 % à chaque fois. « Mais en manif, si j’en ai vu trois ou quatre, c’est bien le maximum », déplore-t-il. « Les gens sont mobilisés pour rentrer chez eux mais ne le sont pas en manif. Ils ne se sentent pas très concernés par ce qui se passe à l’extérieur. Tiens, un exemple aberrant : il y a des salariés qui font grève, comme ça le travail n’aura pas été fait dans la semaine, et ils pourront venir le samedi et ainsi être payés en heures sup’ ! »
La première fois que Pedro a entendu parler de la loi El-Khomri, il a « fait des bonds ». Pourtant, en se rendant dans les ateliers pour en discuter avec les ouvriers, il tombe de haut : « J’ai eu des réactions du style ‘‘on s’en fout, ça nous concerne pas’’... Quand on était tous en réunion, certains petits chefs ont fait du zèle en allant dire dans les ateliers ‘‘c’est pas vrai, vous n’êtes pas concernés, on a des bons accords dans l’entreprise’’. » Alors « c’était mieux avant » ? Pour lui, oui : il se souvient ainsi d’une période où « il y avait du monde en manif pour porter les banderoles, pour la sécurité... Les vieux restent mobilisés mais les jeunes, c’est un problème culturel. Pourtant, on fait un travail pédagogique et de prise de conscience. Mais ça ne porte pas ses fruits car derrière, il y a le matraquage télé et d’autres sons de cloche, des rumeurs lancées par des gens proches de la direction. » Le salarié pointe également « l’individualisme » actuel : « à une époque, quand on finissait à midi, on allait au resto tous ensemble, on buvait un coup, on se faisait une pétanque... Maintenant, les gens disent ‘‘lui, il a eu 20 euros en plus, comment ça se fait ?’’. C’est la concurrence. »

Jeudi 31 mars, 11h : Pendant la grosse manifestation, je croise Fathia ( [2]), une amie d’amie qui travaille en tant qu’«  aide à domicile ». Je suis tout étonné de la voir là : il y a un an et demi, j’avais essayé de l’interroger sur son métier, alors que j’écrivais un papier dessus (voir Le Postillon n°28). Elle n’avait pas voulu car elle ne voulait surtout pas avoir d’ennuis avec sa hiérarchie. Je lui demande donc si elle a fait grève : « T’es fou ? Aujourd’hui je bosse pas entre dix heures et midi alors je suis passé à la manifestation parce que c’est important de se battre contre cette loi. Déjà qu’on a des conditions pas faciles, avec ce genre de loi ce sera encore pire. » De toute façon, dans sa boîte comme dans toutes les autres embauchant des aides à domicile, il n’y a pas de syndicats. Comment aurait-elle pu faire grève ? Les aides à domicile, comme les distributeurs de pub, les ouvriers des entreprises de nettoyage, les livreurs (métiers dont nous avons parlé dans notre ancienne rubrique « boulots de merde »), représentent pour moi un bout du prolétariat moderne, qui embauche surtout des personnes obligées d’accepter des conditions de travail dures pour un salaire de misère. Celles-ci seront encore plus précarisées par la loi El Khomri. Mais on les voit beaucoup moins parmi les manifestants que les fonctionnaires, qui eux ne sont pas « concernés par cette loi », comme disent les éditorialistes libéraux. C’est logique : dans les secteurs du prolétariat moderne, tout est fait pour qu’il n’y ait ni syndicat, ni organisation collective, ni possibilité de contester.

Jeudi 31 mars, 15h : La manifestation est terminée depuis deux heures, mais il reste encore environ un millier de personnes sur l’anneau de vitesse du parc Mistral. Ça fait pourtant longtemps qu’il n’y a plus de merguez au stand de la CGT et les réserves de bière fondent à vue d’œil. Mais pas mal de gens ont prévu de rester tard pour une soirée « Nuit Debout ». Cette initiative nationale, lancée suite à une soirée organisée par le journal Fakir à l’occasion de la sortie de son film Merci Patron !, incite les manifestants du 31 mars à « ne pas rester chez eux » en occupant une place publique. À Grenoble, le programme prévoit une assemblée générale, des concerts, des prises de parole et la diffusion de Merci Patron !. Sauf que la préfecture n’est pas d’accord. Pendant la manifestation du matin, il y a eu quelques actions offensives : tags, œufs de couleur balancés, bris de vitrine de banques, de distributeurs de billets, d’agences immobilières ou de la police municipale. Même la façade du Daubé s’est fait repeindre en bleu, une information que n’auront pas lue ses lecteurs le lendemain. Ce genre d’actions arrive régulièrement dans des manifestations de cette taille et entraîne toujours d’éternels débats entre les « violents » et les « pacifistes ».
Toujours est-il que la préfecture prend prétexte de ces actions pour interdire les festivités de l’après-midi. Ça n’a pas de rapport (de toute façon les quelques ambianceurs de la matinée, très bien organisés, n’ont pas été identifiés), mais ça sonne comme une basse vengeance de la part du préfet.
Une décision qui passe mal parmi les participants du début de la Nuit Debout, qui décident d’aller devant la mairie pour obtenir du maire Piolle une autorisation de rester. Alors qu’une rangée de CRS garde l’entrée, une délégation est reçue et en ressort avec une fin de non-recevoir. Les élus verts et rouges se défaussent sur l’arrêté préfectorale et confirment l’interdiction du rassemblement. Le lendemain on apprendra que l’adjointe à la tranquillité publique Elisa Martin, interrogée sur France 3, revendique même cette interdiction : « Du moment où la CGT s’était retirée de l’organisation, j’ai échangé avec le collectif qui avait organisé des activités sur l’anneau de vitesse pour leur dire que je ne souhaitais pas que ces temps certes festifs et sympathiques, et très intéressants, y compris politiquement, puissent avoir lieu, dans la mesure où nous ne pouvions plus, absolument plus, garantir la sécurité des familles, des jeunes gens qui veulent dire un certain nombre de choses de façon fort pacifique. Donc j’assume parfaitement cette position d’avoir invité, tel que nous l’avons écrit dans le communiqué de presse, les jeunes organisateurs à ne pas maintenir ce temps de concerts et de films, malgré tout l’intérêt qu’a le film en particulier. »

Jeudi 31 mars, 18h30 : Après avoir été rembarrés par la mairie, les manifestants sont retournés sur l’anneau de vitesse. L’ambiance est outrageusement bon enfant : batucada, musique diffusée depuis un vélo-sono, papotes, picole. Le seul risque potentiel de trouble à l’ordre public est celui d’un coma éthylique. Et pourtant les CRS se déploient petit à petit autour de ce joyeux bordel, puis après les sommations d’usages, canardent l’anneau de vitesse d’une pluie de gaz lacrymogènes. La plupart des cinq cents personnes présentes se retrouvent devant l’Hôtel de ville, et reçoivent une nouvelle salve lacrymogène. Après quelques instants chaotiques, regroupement place Notre-Dame, et rebelote : lacrymo sur les terrasses. S’ensuivent deux heures de manifestation sauvage dans les rues grenobloises, avec tout le charme que comportent ces moments : à chaque croisement, certains veulent aller à gauche, d’autres tout droit et les derniers à droite ; et finalement le cortège part dans une direction sans qu’on ait trop compris pourquoi. Certains taguent, d’autres scandent « Tout le monde déteste la police » ou « Grenoble, Grenoble, soulève-toi ». Aux fenêtres, quelques habitants montrent leur approbation, la plupart regardent ce défilé d’environ quatre cent personnes d’un air interloqué. « Tout ça pour un film » : cette situation ubuesque révèle toute la pertinence des décisions de la préfecture et de la mairie. Au lieu de laisser quelques centaines de jeunes faire une soirée gentillette au parc Mistral autour de Merci Patron !, ils auront réussi à provoquer un beau bordel dans tout le centre-ville.
Après être passé devant l’Hôtel de ville, où se déroule à l’intérieur une soirée de commémoration de la résistance à la dictature argentine, le cortège s’ébranle en direction du commissariat pour réclamer la « libération des camarades ». Depuis la fin d’après-midi, une quinzaine de manifestants ont été embarqués par la police, et il paraît qu’il y a déjà un regroupement de personnes devant le QG de la police. Certains veulent donc les rejoindre, ce qui n’a pas été la meilleure idée de la soirée.

Jeudi 31 mars, 22h : L’arrivée devant le commissariat se transforme en débâcle totale. Une rangée de CRS canarde le boulevard Maréchal Leclerc avec force lacrymogènes, obligeant les manifestants à faire demi-tour, action rendue impossible par l’arrivée subite d’une autre rangée de flics. Reste donc la fuite dans le parc situé en bas des trois grandes tours de Grenoble, où d’autres flics ferment toutes les issues. La suite ressemble à une chasse au lapin. Certains parviennent à s’échapper, d’autres se font encercler par la BAC ou les CRS, les derniers sont pourchassés jusque dans le cimetière.
Grâce à mon vélo, j’ai pu me faufiler et rejoindre la trentaine de manifestants massés sur le perron du commissariat. La plupart sont membres de la CGT, car un des leurs s’est fait interpeller sans raison au parc Paul Mistral. Je tape la causette avec Marc ( [3]), un cheminot qui trouve que « c’est pas mal qu’un mec de la CGT se soit fait choper arbitrairement, ça montre aux copains que ça n’arrive pas qu’aux autres, aux prétendus ‘‘casseurs’’ ». Et puis on se met à avoir des grands débats stratégiques : « T’as vu le dernier texte sur Indymedia Grenoble qui chie sur les syndicats et toute forme d’organisation ? Pour la personne qui a écrit ça, c’est comme si une mobilisation sociale pouvait tomber du ciel, comme si tout d’un coup, des milliers de personnes pouvaient descendre dans la rue et faire la révolution, comme s’il suffisait d’appuyer sur un bouton. Ils me font marrer moi, ces gens qui disent que les syndicats empêchent la révolution. J’ai envie de leur dire : ben allez-y, nous, on organise pas souvent des manifs. Vous, vous avez tous les autres jours pour faire ce que vous voulez, sans nous, et ‘‘détruire ce qui nous détruit’’, comme ils disent. Mais on risque d’attendre un moment. » C’est facile d’écrire qu’il faut faire « la grève générale expropriatrice », « renverser l’État » ou « bloquer tout », mais entre les incantations et la vie réelle, il y a souvent un gouffre que les tenants des mots d’ordre radicaux semblent ignorer. L’organisation d’une lutte sociale, c’est beaucoup moins romantique que des grands slogans révolutionnaires. C’est laborieux et passionnant à la fois, un peu comme la vie.

Lundi 4 avril, 11h : Je retrouve Nico, le jeune cégétiste de Becton-Dickinson. Il a fait partie de la douzaine de personnes interpellées à l’issue de la manifestation du 31 mars et a même été l’une des toutes premières personnes arrêtées à l’anneau de vitesse, lorsque les CRS nous ont arrosés de grenades lacrymogènes. Heureusement, il a pu sortir libre, vendredi, après une nuit en garde à vue, contrairement à huit de ses camarades qui passeront en comparution immédiate ce lundi après-midi. Je m’interroge : que pouvaient bien lui reprocher les flics alors qu’il était identifiable toute la journée, avec son drapeau du Che et ses autocollants CGT ? Quatre jours après, son corps porte encore les stigmates d’une arrestation musclée : « J’ai eu le genou râpé et ma tête plaquée contre le goudron. »
« Quand ils ont commencé à gazer », raconte le syndicaliste, « je me suis levé et dirigé vers les tribunes. Je me suis retrouvé avec quelques personnes qui jetaient des bouteilles mais moi, je ne faisais rien, j’ai juste continué à scander des slogans en direction des flics. Puis à un moment, je tourne la tête et là, je vois des mecs de la BAC casqués qui foncent sur moi : ils m’ont fauché, donné un coup de matraque dans la cuisse et plaqué au sol. Ensuite, ils m’ont passé les menottes et placé direct en garde à vue, soi-disant pour jets de projectiles sur les forces de l’ordre. » Pour les policiers de la BAC, des mots sont donc assimilables à des projectiles – ben oui, on ne sait jamais, un slogan bien lancé peut entraîner des jours d’ITT... Ils lui reprochent aussi d’être resté après les sommations exigeant la dispersion. Arrivé au commissariat, Nico a pu voir un médecin venu constater ses blessures, avant de s’entretenir avec son avocat : « Il m’a rassuré en disant que logiquement, ça devrait bien se passer vu que je n’avais pas de casier judiciaire et que les flics n’avaient rien contre moi. Il m’a appris aussi que des gens s’étaient rassemblés devant pour demander ma libération, ça m’a fait plaisir. »
Nico est « auditionné le lendemain matin, durant 20 à 30 minutes. J’ai donné ma version des faits. » Finalement il est relâché le vendredi dans l’après-midi. Depuis, aucune nouvelle de la justice : « Mon avocat pense que je n’aurai rien. »
Soulagé, le jeune salarié n’en est pas moins toujours aussi choqué : « C’est une injustice totale, pour moi comme pour les autres interpellés. Il y a eu un mouvement pacifique tout au long de l’après-midi, c’est eux qui ont mis le feu aux poudres. Tout ça pour voir un film en plus... » En tout cas, si le but était de lui faire peur, c’est raté : « Au contraire, je serai encore dans la rue les prochaines fois, plus déterminé que jamais ! »

Lundi 4 avril, 13h30 : Huit des manifestants interpellés le 31 mars sont jugés ce lundi en comparution immédiate, devant le tribunal correctionnel. Plusieurs dizaines de personnes sont venues les soutenir, devant le palais de justice comme sur les bancs de la salle d’audience. Résultat des courses : la fouille est interminable et la file d’attente s’allonge. Arrivé devant la salle, rebelote : celle-ci est bondée et beaucoup doivent patienter devant. À l’intérieur, les soutiens des accusés occupent déjà tous les sièges tandis que plusieurs policiers surveillent les débats, accompagnés de l’éternel RG grenoblois muni de son calepin.
Les trois premiers inculpés présentent un profil similaire : des jeunes de 20 ans sans casier judiciaire, avec peu de manifs au compteur, visiblement impressionnés d’être là, presque penauds. Ils ont les traits tirés après trois nuits passées à la prison de Varces - la comparution immédiate, prévue vendredi, a en effet été reportée après une alerte à la bombe au palais de justice. On les accuse de violences volontaires avec armes (en réalité des bouteilles ou des canettes) contre les forces de l’ordre, participation à attroupement malgré sommations, voire outrage et rébellion. Tous trois ont reconnu les faits et se confondent en excuses face aux policiers qui se sont portés partie civile. Moments d’autocritique assez gênants, d’autant plus quand l’un deux répond à la juge : « Je ne participerai plus à un rassemblement illégal. » Cette dernière ne manque d’ailleurs pas de leur faire la morale, lançant à un lycéen de terminale : « La veille d’un examen, vous n’aviez pas mieux à faire que d’aller manifester ? » Le cas du quatrième accusé, arrêté devant la Bobine après la manifestation, diffère des autres : plus âgé, il assume des « convictions politiques très ancrées » et conteste les faits. Le tribunal lui reproche d’avoir fait partie d’un groupe d’individus ayant jeté des canettes contre les policiers, le matin, place de l’Etoile. Pourtant, le rapport de police précise aussi qu’il n’a pas pu être identifié comme étant l’un des lanceurs de projectiles. Son avocate réclame donc la relaxe.
De son côté, le procureur charge la barque, replaçant le procès dans un « contexte actuel délicat, post-Charlie et post-attentats ». Le ton est donné, c’est l’état d’urgence. Il va même jusqu’à « dénier le statut de manifestant » aux prévenus, qui ne seraient venus que pour « en découdre ». Se saisissant du bulletin scolaire de l’un d’entre eux, il se fend d’une déclaration mémorable : « Vos professeurs avaient marqué ‘‘pas très assidu au travail’’ et vous manifestez quand même contre la loi travail ? » J’en reste bouche bée ! Mais le pompon est atteint avec le réquisitoire du procureur, qui demande pour chacun six mois de prison dont deux mois ferme, avec mandat de dépôt. Un murmure indigné parcourt la salle, y compris chez les avocats de la défense. Pour ces derniers, qui rappellent le principe « d’individualisation des peines », il s’agit clairement d’un « message adressé à ceux qui vont manifester ».

Lundi 4 avril, 17h30 : Après une pause d’une demi-heure, le temps du délibéré, la cour va rendre son jugement pour les quatre premières personnes. Sur les bancs de la salle d’audience, la tension est palpable. La sévérité du réquisitoire du procureur a surpris et beaucoup redoutent le pire. Finalement, tous écopent de peines de quatre à huit mois de prison avec sursis, avec obligation d’effectuer un travail d’intérêt général (TIG) de 150 à 170 heures, et sont condamnés à verser 500 euros par policier s’étant porté partie civile ( [4]), en réparation du « préjudice moral » (interdit de rigoler). Dans le box des accusés, certains ne peuvent réprimer leur soulagement. Pourtant, les peines prononcées sont lourdes, vu les faits reprochés, mais la crainte de retourner en prison était telle qu’elles leur paraissent presque un moindre mal. A priori, l’objectif du tribunal était de faire peur et de ce côté-là, ça semble réussi.
Viennent ensuite les quatre derniers inculpés. Eux aussi sont accusés de jets de projectiles sur les forces de l’ordre et de participation à un rassemblement illégal ainsi que, pour certains, d’avoir résisté à leur interpellation et insulté les policiers. À chaque nouveau prévenu, les mêmes scènes se répètent : la juge leur sert une leçon de morale et le procureur requiert inlassablement les mêmes peines (six mois de prison dont deux mois ferme, avec mandat de dépôt). Je ne peux m’empêcher d’être mal à l’aise devant ses références constantes au contexte post-attentats et face à certains de ses arguments. Ainsi, pour le procureur, tous ceux portant un foulard dans une manifestation sont forcément des émeutiers. Surtout, les deux magistrats partent à chaque fois du principe qu’un policier dit forcément la vérité et donc que les manifestants mentent. Un postulat dénoncé par une avocate de la défense qui s’étonne que « la question des violences policières n’ait pas été abordée », rappelant les conditions d’interpellation de son client : « Il court, est plaqué au sol et projeté contre le mur du Jardin des plantes, avant de recevoir un coup de matraque sur la tête qui lui cause un traumatisme crânien. » Elle pointe une « justice au rabais » fonctionnant comme une « lessiveuse ».
Au moment de l’énoncé du jugement, on assiste là encore à une sorte de copier-coller, avec quasiment les mêmes peines que pour les quatre premiers. Il est quasiment 21h, je sors du palais de justice après plus de sept heures d’audience et avec l’impression d’avoir assisté à une parodie de justice.

Lundi 4 avril, 19h : Ce soir c’est l’assemblée de ville à la Bobine. Suite au traumatisme de la répression policière de jeudi dernier, il y a environ deux fois plus de monde que les précédents lundis, soit près de deux cent personnes. Je rencontre Charlotte, une quadragénaire actuellement en formation. Alors que je regarde son bras dans le plâtre, elle me raconte son histoire : « J’étais dans la manifestation qui est arrivée devant le commissariat. Dans le parc en bas des trois tours, on est une trentaine à s’être retrouvés face à une rangée de policiers. On a levé les bras en leur disant qu’on voulait partir et rentrer chez nous. Ils nous ont foncé dessus alors on s’est mis à courir dans l’autre sens. Comme j’étais dans les premiers rangs, je me suis retrouvée dernière et je me suis pris un seul coup de matraque sur le poignet. J’ai fini aux urgences avec une fracture du poignet et une interruption temporaire de travail de quarante-cinq jours. Le surlendemain je suis allée porter plainte pour ‘‘coup et blessure par une personne dépositaire de l’autorité publique’’, mais je ne sais pas si ça aboutira ». Comme elle, plusieurs autres personnes ont été blessées par les forces de l’ordre ce soir-là. Je ne veux pas faire l’ancien, mais j’ai quand même traîné dans pas mal de manifestations à Grenoble. Il y a dix ans, pour le mouvement du CPE, il y avait eu des moments beaucoup plus violents, où les flics pouvaient se faire véritablement canarder pendant longtemps. Fin 2013, les pompiers en lutte avaient également été bien belliqueux contre leurs collègues policiers. Ce 31 mars, il y a à peine quelques canettes qui ont volé sur eux. Et pourtant, je n’avais jamais vu les flics aussi hargneux et taper aussi fort. Est-ce le signe d’un pouvoir qui panique ?
La bêtise étant une des qualités humaines les plus répandues, on peut la retrouver autant chez les flics que chez ceux qui les combattent. En repartant de la Bobine, je tombe sur un gros tag « un flic, une balle », et reste pantois devant un tel mot d’ordre.

Mercredi 6 avril : C’est quand même drôle d’aller se balader sur les réseaux sociaux, une fois de temps en temps. Ça permet par exemple de voir que sur Twitter, certains élus verts et rouges grenoblois relayent avec enthousiasme les nouvelles de la Nuit Debout organisée à Paris. Par contre, on peut observer un silence éloquent sur la situation grenobloise. Ici, la Nuit Debout n’a pas pu se dérouler suite à une décision « parfaitement assumée » par la partidegauchiste Elisa Martin. Après la manifestation, Piolle et sa bande se sont contentés de condamner les « casseurs » ( [5]), sans parler une seule fois de la violence policière, ni regretter que la Nuit Debout n’ait pas pu avoir lieu. Et oui, les partisans de la « révolution citoyenne » et de la « France insoumise » répugnent toute « énergie contestataire » grenobloise, dès qu’elle s’éloigne des cadres qu’ils proposent. Les organisateurs de Nuit Debout aurait-ils dû soumettre leur initiative à une « votation d’initiative citoyenne », demander des subventions pour l’organiser dans le cadre de la journée des Tuiles, ou projeter plutôt Demain (le film qu’adorent les élus grenoblois (voir page 3)) que Merci Patron ?

Samedi 9 avril : Alors que je traîne à la manif avec des Postillon dans la main, un couple d’abonnés m’aborde. Marie-Cécile et Jean-Louis sont choqués : « Nos fils se sont fait interpeller jeudi dernier, au parc Mistral. Le plus jeune a été relâché au bout de deux heures, mais l’autre est resté en garde à vue pendant 48 heures, où il a subi plein de brimades verbales et physiques de la part des policiers, puis a passé le week-end à Varces, une expérience traumatisante. Avec son récit, on se dit qu’on n’est plus dans une démocratie : tu peux être arrêté de manière arbitraire et te retrouver à vivre plusieurs jours d’enfer. Il a été accusé d’avoir jeté une canette sur les flics, il n’y a aucune preuve et lui ne reconnaît pas les faits. Au procès il y avait trois flics qui portaient plainte contre lui : avec une seule canette il serait quand même parvenu à faire un strike. Il a quand même été condamné, sans preuve. Il y a de quoi être dégoûté et ne plus avoir aucune confiance dans le système ».

Dimanche 10 avril, 23h : Depuis hier, Nuit Debout est installé à Grenoble. Finalement, Élisa Martin et la mairie de Grenoble ont donné leur accord pour une occupation de la pelouse située devant la MC2. Les élus n’ont par contre toujours rien dit officiellement sur les événements du 31 mars, ni regrets, ni autocritique (c’est pas le style de la maison). En espérant que tout le monde oubliera cette « trahison » qui a fait de Grenoble une des dernières grandes villes à ne pas avoir de Nuit Debout, ils peuvent maintenant s’extasier sur Twitter de cette « superbe AG » avec « de la conscience, du fond, de la mobilisation ».
On y est passé hier en fin de soirée, mais aujourd’hui on est puni : on a mal à la tête et on doit se faire une Nuit Assis derrière l’ordinateur pour boucler le journal. Est-ce que cette initiative durera ? Fera-t-elle mentir les aigris, les rageux et les éternels sceptiques ? Parviendra-t-elle à fédérer d’autres personnes que les jeunes étudiants ou ex-tudiants, qui semblent constituer aujourd’hui le gros des troupes ? Y aura-t-il des ponts avec des syndicalistes ouvriers, avec des exploitées non-syndiquées, avec des galériens de tous horizons ? Cela restera-t-il un lieu de discussion sympathique ou est-ce que ça débouchera sur de l’agitation sociale ? Quels partis politiques vont essayer de récupérer cette effervescence ? Certains y parviendront-ils ? Le mouvement contre la loi Travail va-t-il mourir à petit feu ? La colère sociale trouvera-t-elle d’autres débouchés que le vote Front national ? Nous, on espère en tous cas que les prochaines semaines continueront à être bien agitées, et qu’on ne retombera pas dans l’ennui qui planait sur Grenoble ces dernières années. Et surtout qu’il y ait moyen de vendre un maximum de journaux...

Notes

[1Le prénom a été modifié

[2Le prénom a été modifié

[3Le prénom a été modifié

[4Au total, les huit inculpés devront payer près de 10 000 euros de dommages et intérêts, au titre du préjudice moral des policiers et de l’indemnité procédurale. Signalons à ce sujet la naissance de la bien nommée « MMA38, Zéro blabla, zéro tracas », qui fait notamment office de caisse de solidarité pour les manifestants arrêtés. Contact : 07.50.01.72.85 / mma38@riseup.net

[5Thomas Cutuil, un des responsables d’EELV Isère, a répondu à un tweet d’une journaliste du Daubé qui parlait de la manif sauvage du soir par ce tweet : « Les manifestants sont chez eux depuis des heures. Ne restent que des casseurs... ». Pour avoir été dans cette manifestation essentiellement composée de jeunes étudiants, on se demande bien, si les gens qui nous entouraient étaient uniquement des « casseurs », à quoi peuvent bien ressembler des babas-cool.