Accueil > Hiver 2023-2024 / N°71

L’adjoint échirollois Mohamed Makni est poursuivi pour « apologie du terrorisme »

Apologie de la liberté d’expression

C’est une nouvelle séquence dans la dystopie kafkaïenne actuelle, prenant de plus en plus souvent ses aises en France. Il y avait eu la séquence Covid, où toutes les personnes rétives ou simplement dubitatives à propos de l’obligation vaccinale étaient potentiellement catégorisées comme « complotistes » voire « eugénistes validistes » et même pourquoi pas « fascistes d’extrême-droite ». Il y a maintenant le conflit Israël Palestine où, après l’horrible attaque terrotiste du 7 octobre, toute personne dénonçant la colonisation et les actes du gouvernement israélien se voit potentiellement catégorisée comme « antisémite », « défendeur des terroristes » voire « militant pour la destruction de l’État d’Israël et l’éradication des Juifs ». Ainsi de la mésaventure vécue par l’élu échirollois Mohamed Makni, poursuivi pour « apologie du terrorisme  » pour des posts Facebook.

Adjoint de la ville d’Échirolles de 73 ans, Mohamed Makni n’avait pour l’instant jamais fait de vague. Ancien chef d’entreprise (imprimerie et restaurant), militant socialiste et laïc (il a notamment défilé avec une pancarte des caricatures de Charlie Hebdo), élu à Échirolles depuis 2001, conseiller municipal délégué puis adjoint à la propreté depuis 2020, celui qui est né en Tunisie avant d’arriver en France en 1969 n’a pas tout à fait le profil du « militant radicalisé ». Son seul « tort » : « J’ai baigné dans le mouvement anticolonialiste depuis toujours. J’ai beaucoup suivi les combats contre la colonisation au Maghreb ou au Vietnam. J’ai ça dans le sang, alors forcément je suis de près la situation des Palestiniens, qui subissent la colonisation de leur terre par les Israéliens, ne respectant pas les frontières définies par des accords internationaux. »
Arrivent donc le 7 octobre et l’assaut meurtrier du Hamas. En bon homme moderne connecté, Mohamed Makni réagit immédiatement sur son compte Facebook, où il est très actif malgré (ou à cause de) ses 73 ans, et où il partage, comme la plupart, des avis plus ou moins intelligents, plus ou moins pertinents (voir encart). Les premiers posts sont notamment rédigés « à vif », à un moment où l’ampleur des évènements du 7 octobre n’est pas encore connue.

De notre point de vue, il n’y a rien de bien scandaleux dans ces publications numériques. Bien entendu, on peut être en désaccord avec lui, penser qu’il faute en ne qualifiant pas le Hamas de terroriste (comme d’ailleurs l’Agence France-Presse ou la BBC en Angleterre), qu’il ne rappelle pas assez le meurtre de six millions de Juifs pendant la Shoah, être persuadé que des actes de terrorisme ne peuvent pas avoir de lien avec un mouvement de « résistance », trouver le qualificatif « fasciste » inopportun pour qualifier le gouvernement israélien voire juger incritiquables tous les actes de l’armée israélienne.

N’empêche que, dans cette immense complexité géopolitique, les positions tenues par l’élu échirollois nous semblent largement compréhensibles, en tout cas loin de tout « extrémisme islamiste » ou appel à la destruction d’Israël. Surtout qu’elles étaient normalement censées être réservées à son cercle de proches, quelques milliers de followers, donc pas forcément décisives dans l’évolution des opinions sur la guerre en cours. Elles auraient pu simplement donner lieu à des discussions franches entre amis ou « camarades », sans entraîner une affaire publique.

C’était sans compter sur les petites rivalités internes… à l’intérieur du Parti socialiste isérois. Car une personne ne se contente pas de lire les posts de Mohamed Makni, elle fait consciencieusement des copies d’écran, sans en avertir l’intéressé. Ces copies d’écran se retrouvent, le 12 octobre, sur le site de Saccage Grenoble, groupe d’opposants grenoblois à Piolle œuvrant pour la réélection de l’ancien maire corrompu Alain Carignon. Entre deux posts sur des poubelles débordantes et le voyage de Piolle à Rio (parti 10 jours au Brésil pour un colloque sur la démocratie participative…), un-e « participant-e anonyme » publie sur le site deux copies d’écran de posts de Mohamed Makni avec ce texte tout en nuance et en camaraderie : « Mohamed Makni Parti Socialiste adjoint au maire d’Échirolles, à publié 2 postes Facebook, dans un il traite État d’Israël de fasciste, dans l’autre, il traite François Hollande d’hypocrite par rapport à sa position.
COPIE D’ÉCRAN CI DESSOUS

Aucune réaction de Damien Perrard Fédération du Parti socialiste 38, Renzo Sulli Maire PC d’Echirolles
Bernard Spindler Président du Groupe PS à la Metropole, Christophe Ferrari ex Ps Président de la Métropole Cecile Ceniatempo présidente du groupe PS au CM de Grenoble
Mesdames, Messieurs, un peu d’honneur par rapport à cette odieux personnage, qui est le seul élu de la république qui ose traiter un État de fasciste. Virez vite cet odieux personnage de toutes vos instances. Ou alors votre silence radio peut faire croire que vous approuver les propos de Mohamed Makni.
 »

Merveilles de l’hypocrisie : un site qui publie tous les jours des posts orduriers sur Piolle, le traitant de « faussaire », « père vert », « escrologiste », « Pioldingue », s’indigne qu’une personne ait pu désigner la position d’un ancien président de la République d’« hypocrite », et un gouvernement de « fasciste », en profitant pour qualifier, de manière réellement insultante, l’auteur de ces posts « d’odieux personnage ». Une incohérence habituelle dans ce déversoir d’insultes, de mensonges et de haine que sont les réseaux sociaux. Ce qui est surprenant c’est que de telles injonctions aient pu être suivies d’effets.

Le soir-même, on apprend que « Mohamed Makni est suspendu du Parti socialiste » par le premier secrétaire fédéral Damien Perrard. Le lendemain, le procureur ouvre une enquête pour « apologie du terrorisme ». Quatre jours plus tard, la mairie d’Échirolles annonce «  le retrait immédiat des délégations  » de Mohamed Makni. Il faut dire que Renzo Sulli, maire d’Échirolles depuis 24 ans, est en pleine passation de pouvoir avec sa première adjointe Amandine Demore, et qu’il ne veut surtout pas que cette « affaire » parasite sa succession.

Contrairement au reste de leur production, le post de Saccage Grenoble sur Mohamed Makni aura donc été diablement efficace ! Mais qui est donc ce « participant-e anonyme » qui a publié ce post ? Le numéro de téléphone visible sur les captures d’écran du site est celui de l’ancien premier secrétaire départemental du Parti socialiste, Thibaud Pikorki. Serait-il en lien avec Saccage Grenoble ? Lui assure qu’il n’a rien à voir avec cette publication. S’il a effectivement réalisé ces captures d’écrans, qu’il les a fait circuler au premier secrétaire départemental du PS ou dans des boucles Whatsapp de son courant (celui des opposants à Olivier Faure et à la Nupes), il nie tout lien avec le site anti-Piolle. Son hypothèse, c’est qu’un autre membre du PS les ait fait circuler dans son cercle d’amis, parmi lesquels se trouverait un proche de Saccage Grenoble.

Mohamed Makni a une hypothèse précise sur l’identité de cette personne malveillante envers lui. Depuis 2022, il se trouve en conflit avec Lætitia Rabih, autre membre du Parti socialiste échirollois, actuelle deuxième adjointe en charge de l’urbanisme. Cette ancienne adjointe « d’ouverture » au maire de droite de Colmar, arrivée dans la Cuvette en 2014, tente de se rendre incontournable à la mairie d’Échirolles et à la Métropole depuis les élections de 2020. Elle aurait aimé, avant les accord de la Nupes, être investie par le Parti socialiste pour les élections législatives sur la deuxième circonscription de l’Isère. Une ambition qui se heurtait à… Mohamed Makni, lui aussi candidat, qui raconte : «  À l’époque, j’avais été convoqué par la police parce qu’elle me soupçonnait de lui avoir adressé une lettre de menaces. Des soupçons sans fondement...  » Est-ce elle qui l’a « balancé » à Saccage Grenoble ? Impossible de savoir : elle n’a pas voulu répondre à nos questions.

Mais outre l’éventuelle fourberie de sa « camarade », ce qui choque le plus Mohamed Makni, c’est le silence de tous ses anciens « amis ». Tout va très vite en politique et des relations d’amitié et d’entraide vieilles de trente ans peuvent être réduites à néant pour quelques posts Facebook. L’exécutif échirollois a voté à l’unanimité son exclusion, même l’élu insoumis (donc potentiellement sur une ligne « proche » de la sienne) Zaïm Bouhafs. «  Dans Le Dauphiné Libéré, le maire Renzo Sulli explique qu’il a une “discussion franche” avec moi. Mais ce n’était pas une discussion : il est rentré en trombe dans mon bureau pour me dire que ma carrière politique était finie. Je n’ai jamais pu plaider ma cause, j’ai été exclu d’un trait de plume, sans pouvoir me défendre.  »

Le voilà maintenant seul pour se défendre d’apologie du terrorisme devant la justice. Le 17 novembre, il a refusé la procédure de reconnaissance préalable de culpabilité, qui lui proposait, pour ses posts, une peine de « 4 mois de sursis, 600 euros d’amende et trois ans d’inéligibilité » (!). Il pourrait donc prochainement passer en procès, selon la décision du parquet. « Ce qui me touche le plus, c’est qu’on puisse me considérer comme pro-Hamas, alors que je partage pas du tout ses valeurs, que mes camarades palestiniens le combattent. À l’intérieur du mouvement pro-palestinien, il y a des théories qui disent que le Hamas a été aidé par Israël, pour discréditer la cause palestinienne. Je ne supporte pas d’être traité d’antisémite. Dans ma ville de Sfax, il y a sept synagogues, les différentes communautés ont toujours très bien cohabité. Ma famille a notamment été protectrice des juifs d’Andalousie… Moi je suis pour la coexistence de deux peuples et deux États, comme l’ancien premier ministre israelien Yitzhak Rabin, assassiné par l’extrême-droite. Je milite pour le respect des accords d’Oslo... » De son histoire et de ses positions complexes, il ne reste plus que l’« apologie du terrorisme ». Ses anciens camarades socialistes ou élus à Échirolles auraient pu le suspendre pour non-respect de la ligne du parti, tout en assurant qu’il n’était aucunement assimilable aux « terroristes ». Ce n’est pas ainsi que fonctionne la vie politique aujourd’hui : une fois un nom jeté en pâture, tout le monde – même ses anciens amis – fait tout pour l’éviter.

Lors du conseil municipal du 28 octobre, actant le retrait de ses délégations, Mohamed Makni a fait un long discours pour revenir sur son histoire, ses valeurs et « l’emballement » dont il a été victime : « Je constate que notre monde régi par l’immédiateté ne fait plus la différence entre l’information et le partage d’opinion. […] Ce 7 octobre, devant mon écran et devant les victimes israéliennes du Hamas et les victimes de Tsahal je fus bouleversé. Comme un cri du cœur, j’ai immédiatement partagé mes opinions via des posts personnels ou relayés des textes qui me semblaient alimenter la réflexion sur une situation dramatique et terriblement complexe. Ces posts que j’ai partagés ne prenaient pas parti pour le Hamas et appellent à la paix. […] Je subis aujourd’hui des pertes qui sont complètement disproportionnées à la faute, si faute il y a. […] Selon nos bords politiques, nos opinions peuvent diverger, mais faut-il être peu sûr de sa propre légitimité pour empêcher la parole d’une opinion divergente de la sienne ?  »

Cette dernière phrase nous semble essentielle et refléter une question existentielle de l’époque, en dehors du cas Mohamed Makni et de la guerre Israël-Palestine. Aujourd’hui, en France, tout est de plus en plus fait « pour empêcher la parole d’une opinion divergente de la sienne ». Le gouvernement multiplie les poursuites judiciaires et les annonces de dissolution pour les groupes d’extrême-droite et d’extrême-gauche. Des militants appellent, eux, à annuler des évènements ou exclure des personnes dès que des propos « sortent de la ligne du parti ». S’insurgeant des interdictions et des menaces de dissolution quand elles concernent leur camp, ils s’en réjouissent par contre dès qu’elles s’abattent sur le camp adverse. Exemples locaux parmi tant d’autres : il y a un an, un concert de soutien aux soignants suspendus devait se tenir au Transfo de Cap Berriat, organisé par la fratrie des glaneurs solidaires. Un raid numérique des pro-vaccins et pro-« autodéfense sanitaire » a suffi a faire annuler la soirée, sans autre forme de débat. Ainsi se figent les positions, dans des oukazes virtuelles et des accusations réciproques de fascisme.

Le 23 novembre, la préfecture de l’Isère a interdit une réunion publique du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) à Grenoble en raison de son titre : « Israël assassin, impérialistes complices ». Si le parti s’est insurgé – à raison – de cette interdiction, il a récemment plusieurs fois réclamé (avec d’autres organisations) à la même Préfecture l’interdiction d’évènements d’extrême-droite (un spectacle de Dieudonné ou le concert d’un rappeur). En réclamant l’interdiction et la dissolution pour les fascistes, peut-on s’offusquer quand ces mesures répressives nous touchent ? Est-il pertinent de s’en remettre à l’État pour définir qui a le droit de se réunir, et ce qui peut être dit ou pas ?

Les positions du philosophe juif libertaire Noam Chomsky, défendant l’idée que «  la liberté d’expression n’a de sens que si elle s’applique aux opinions qui vous répugnent », semblent de plus en plus impossibles à tenir. Elles nous semblent pourtant pleines de bon sens. Car la censure, l’exclusion, la poursuite pour « apologie du terrorisme » ne peuvent que renforcer les sentiments de persécution, légitimer les théories délirantes, « radicaliser » des « extrémistes ». Depuis trente ans, la loi Gayssot permet de réprimer le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Ces fléaux ont-ils pour autant reculé en France ? Au vu des scores de certains partis et du tout‑venant visible sur les réseaux sociaux, on ne peut que douter de l’efficacité de ces dispositifs répressifs.

Qu’a écrit Mohamed Makni sur la guerre Israël-Palestine ?

Depuis l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre, l’élu Échirollois a beaucoup écrit sur Facebook. Débutant presque toujours ses posts par les émojis ❤️☮️🇵🇸☮️🇮🇱, soit les symboles de la paix et de l’amour entourant les drapeaux palestiniens et israeliens, il a réagi aux premiers jours du conflit avec des phrases comme : « Quelle hypocrisie, ceux qui soutiennent un peuple et ignorent l’autre… La condamnation et après… Au camp de la Paix de vaincre cette hypocrisie... »
En relayant sur une vidéo de 2009 de l’ancien résistant Stéphane Hessel affirmant qu’ « il est naturel que les Palestiniens résistent à l’occupant  », Mohamed Makni évoque plusieurs fois la «  résistance palestinienne  » à propos du Hamas, tout en précisant que ce n’est « pas sa tasse de thé ».
Le 11 octobre, sur le compte qu’il administre des « franco-tunisiens de Grenoble-Alpes Métropole », il relaie la prise de position d’un ancien ministre des affaires étrangères tunisien, Ahmed Ounaies, en citant un extrait d’une de ses tribunes : «  Curieusement, nos partenaires européens semblent incapables d’établir le lien entre l’occupation et la résistance. Réagissant, le 7 octobre 2023, à l’assaut de la résistance palestinienne, ils s’empressent de qualifier de terrorisme ce qui, à nos yeux, est un acte de résistance évident. De surcroît, ils s’empressent de proclamer leur solidarité en bloc avec la puissance occupante qui devient donc, pour les Européens, la victime ! » Il relaie cette position, explique-t-il, pour documenter le conflit et faire lire ce qu’en pensent des non-occidentaux. Ce sont ces mots qui lui vaudront l’accusation « d’apologie du terrorisme ».
Pour celui qui veut bien réellement comprendre la position de Mohamed Makni, en dehors de ce terme honni de « résistance », ses nombreux posts sont assez explicites, et rejoint celle de militants israéliens comme le Parti communiste : « Nous estimons le gouvernement fasciste israélien responsable de l’escalade brutale et dangereuse de ces dernières heures, qui a coûté la vie à de nombreux citoyens innocents. » À un post de François Hollande, l’ancien président qu’il a soutenu, il réagit : « Hypocrisie totale, électoraliste, ou comment sélectionner un peuple contre un autre. Faut se réveiller, camarade, tu soutiens les fascistes. La moitié du peuple israélien voudrait la paix... Notre pays doit prendre des positions et renvoyer dos-à-dos les semeurs de guerre et soutenir le camp de la paix. » Un camp qui n’a malheureusement pas vraiment le vent en poupe...